19 décembre 2015 6 19 /12 /décembre /2015 17:12

 

Nouvelles du futur

Ou

Les secrets du monde qu’on nous prépare

(Charles Daraya)

 

01 - Le rêve d'un colosse

02 - Machine & humanisation

Partie I

03 - Jouir de consommer

04 -  Un processus implacable

Partie II

05 -  Métamachine

06 - Le siècle du calcul

07 - Déshumanisations

 

Le siècle du calcul est celui de la déshumanisation du monde.

Accélérée au cours du XXe siècle, la transformation industrielle du monde a engendré un univers d’abondance pour ses consommateurs et symétriquement, le cadre de leur déshumanisation progressive en qualité de producteurs.

Tous, ou à peu près, se sont retrouvés placés au service de machines. En définitive, toutes les classes sociales, dans tous les aspects de leurs existences, ont été affectées par un asservissement progressif à la métamachine, en même temps que celle-ci se formulait en tant que telle. Si cette servitude s’est généralisée après 1991 à l’échelle planétaire, elle avait débuté plus d’une génération auparavant du côté occidental.

Motif pour lequel la durée décisive de cette métamorphose, qui exigea ici près de soixante-dix ans, fut accomplie partout ailleurs en une vingtaine d’années : l’efficacité des méthodes pertinentes avait été bien établie !

 

Taylorisme & Fordisme

 

En effet, pour servir les nécessités productivistes d’un monde formulé en métamachine, et en même temps que l’occident achevait le transfert des savoir-faire originels aux machines, il fallut refonder les méthodes de production connues depuis les prémices des sociétés industrielles jusqu’au début des années 1920. L’outil avait à imprimer sa marque aux corps.

Au long du siècle précédent, les machines étaient plutôt sagement restées un levier de puissance pour des communautés d’hommes produisant des objets. Après les années 1920, la donne changea du tout au tout. L’invention du travail à la chaîne et l’organisation scientifique du travail, imaginées par le taylorisme, mirent les hommes au service exclusif d’un outil industriel. C’est cette transformation déshumanisante des modes de production qui sera amplifiée par la révolution informatique des années 1960, puis accélérée lors des années 1980-1990.

 

Taylorisme

 

Cette métamorphose eut quatre conséquences principales :

01 - l’acte de production a été vidé de sa substance : depuis lors, on fabrique des pièces impliquant des fractions de produits, qui ne nécessitent aucune véritable qualification.

02 - les travailleurs sont asservis à la chaîne productive, aussi bien par la tâche que par son rythme. Avec la répétition cadencée d’actes normés, c’est l’homme qui s’adapte à la productivité de la machine, plutôt que l’inverse.

03 - les ouvriers n’ont alors plus fabriqué que des composants. C’est-à-dire que, fonctionnellement, la fabrication des objets a en fait été déléguée à la chaîne de production.

04 - et cette chaîne, aujourd’hui presque robotisée, fabrique bien davantage que ses opérateurs humains, qui ne sont plus très loin d’avoir à son égard un statut de livreurs. Dans les pays occidentaux, cet asservissement n’a été limité que par la loi, qui a fixé les âges et durée légale du travail, les normes de ses conditions sanitaires, ainsi que les règles régissant les relations de subordinations hiérarchiques.

En dépit de ces réglementations, les producteurs passent encore la moitié de leur vie éveillée au sein d’organisations pouvant fonctionner J-7 / H-24, et restant fondamentalement abrutissantes. Et cette conséquence n’a jamais été une découverte, à proprement parler.

Depuis des milliers d’années, et la question fut même théorisée dans la Chine antique par exemple [1], on sait que l’un des moyens les plus sûrs d’abrutissement d’un être humain est de le contraindre à la répétition cadencée d’actions prédéterminées. Charlie Chaplin, dans Les Temps Modernes, film où il montra l’absurdité de la vie d’usine, n’aura fait que redire à l’époque contemporaine (1936) ce qu’on savait depuis toujours. 

 

Les temps modernes de charlie chaplin

 

Cette déshumanisation organisationnelle n’a pas simplement affecté les ouvriers des chaînes de production.

Au fil du temps, les classes intellectuelles, fonctionnelles et dirigeantes, ont pareillement été asservies. Dans cet univers productiviste en effet, l’essentiel de leur tâche consiste moins à s’occuper des objets fabriqués (qui ont été normés) et des ouvriers (qui ont été mécanisés), que de surveiller et de contrôler les processus de production, d’expédition, de vente, ainsi que leurs conformités à des objectifs prédéfinis.

Une activité qui a été conduite en utilisant toujours plus de procédures et d’outils informatisés, depuis les années 1980 en particulier. C’est-à-dire des machines industrielles qui sont simplement d’un autre type, puisqu’elles ne traitent que des informations. Nul doute que cette activité chiffrée produit du calcul utile. De la rationalité, de la compréhension et de l’efficacité pour des outils industriels dont la complexité est allée croissante, à la mesure des progrès techniques accomplis.

Néanmoins, les outils et procédures que les classes dirigeantes utilisent se sont inscrits dans des méthodes d’alimentation productiviste similaires à celles qui asservissent les ouvriers aux chaînes des productions industrielles.

 

Outils et procédures

 

Ensuite, l’effet de ces dispositifs fut de médiatiser le rapport au monde de ces classes dirigeantes, déshumanisant par-là leur relation aux choses et aux autres.

Ces outils et procédures ont également engendré une mathématisation croissante de la réalité qui est devenue, pour ses usagers, la vision la plus courante et la plus fiable du réel. Et en même temps, l’autorité que porte le chiffre les a conduits à se voir déposséder d’une réelle autonomie de pensée et de décision : ce sont des ratios qui déterminent le plus souvent ce que les classes dirigeantes doivent penser et faire. Quand bien même, et le cas est devenu courant, où la mathématisation du réel ne rend pas compte de la complexité des raisons d’une situation, qu’elle en produit une vision erronée ou tout simplement inexistante.

Le chiffre a toujours produit plus de constats que d’explications, et il est en outre plus manipulable que le réel. Si fortement qu’il peut suggérer des visions des choses qui n’existent pas en réalité, ou dont le fonctionnement réel est très différent. À en faire un maître, on perd toute vision sensible des choses sur tous les sujets [2].

C’est précisément ce qu’induisent la tâche et les outils des classes dirigeantes dans la métamachine. Finalement, leur travail abstrait a pour principale conséquence de déréaliser leur perception du réel. Cette vie abstraite peut d’ailleurs occuper la quasi-totalité de leur temps de travail. Il s’agit alors de personnes chargées de tâches de gestion et d’analyse, ou de traders sur les marchés financiers dans les cas extrêmes.

 

Calculateurs et statistiques

 

Eux, ils n’ont presque plus aucune idée concrète des choses et des gens intégrés aux produits financiers qu’ils achètent et vendent. D’autant moins qu’aujourd’hui, 40 à 60 % de leurs transactions sont réalisées automatiquement par des robots informatiques [3] (le reste relève de planifications stratégiques, ou bien de comportements de joueurs, des activités tout autant abstraites).

Déjà intrinsèquement déshumanisante, cette médiation et cette mathématisation croissante du réel se sont ajoutées aux fonctions de surveillance et de contrôle. Cette conjonction acheva de transformer les classes dirigeantes en gardiennes d’organisations concentrationnaires au fond des choses, dont elles ont été elles-mêmes les victimes.

Ce processus de déshumanisation propre aux sociétés consumériste est donc circulaire : il a démarré par ses opérateurs productifs, avant de se retourner contre leurs dirigeants. Encore que beaucoup n’en soient pas tout à fait conscients. Entre les outils, les procédures, et leurs médiations en écran, on comprend mieux comment, dans les grandes organisations en particulier, des dirigeants peuvent prendre des décisions pénibles envers leurs employés, sans parfois se départir d’une indifférence qui n’est pas feinte. Avec la certitude tranquille, qui plus est, de toujours agir avec pertinence.

Cette situation aujourd’hui banale ne fait que mettre à jour la disparition, chez beaucoup des gestionnaires de la métamachine, d’une perte du sens commun, ou de celle du réel sensible. Si bien que, très souvent, ce qui les caractérise est qu’ils ne savent plus de quoi ils parlent ni à qui ils s’adressent. Ici, on touche à l’un des tabous des classes dirigeantes contemporaines. Alors que leurs membres ont tout l’air d’être surinformés et sûrement très compétents, beaucoup d’entre eux ne sont, en réalité, guère plus informés des activités concrètes qu’ils dirigent que ne le sont les standardistes qui les accueillent aux portes de leurs bureaux.

Certes, ces managers disposent de bien d’autres aptitudes sociales, relationnelles, mondaines et conceptuelles, mais celles-ci ont souvent peu de relation directe avec les métiers dont ils sont censés s’occuper… 

 

Multinationales

 

Ces décisionnaires ont d’ailleurs eu toujours moins l’occasion de s’en tenir régulièrement au courant, depuis que la « mondialisation » a accéléré l’extraction des centres décisionnels des lieux productifs, ainsi que leur éloignement à des milliers de kilomètres parfois. Et que, symétriquement, leurs entreprises ont très souvent délocalisé leurs productions. Une entreprise sans objet est aussi une entreprise essentiellement abstraite, dont les dirigeant ont pour occupation première de gérer des règles, des relations et des gens, ce qu’on appelle faire de la politique, ou de faire semblant d’y pouvoir. Puisque, pour une large part, ce sont encore et toujours les règles de la métamachine appliquées localement qui dictent ce qu’il convient de faire.

Une image permet de dire ce qui passe alors à l’égard des centres productifs où s’invente une bonne part de la richesse réelle du monde : la myopie est un trouble de la vision lié à sa qualité, mais aussi à la distance qui sépare de l’objet observé [4]. Et depuis 1991, cette distance n’a cessé de s’accroître, comme la séparation déréalisante qu’elle a induite.    

Alors qu’autrefois, entre les patrons et leurs ouvriers, la promiscuité était banale, autant dans les lieux de production que de vie quotidienne. Ce qui n’était pas pour rien dans la compréhension que les premiers avaient des préoccupations des seconds, mais également dans le respect, plus ou moins explicite, qui pouvait alors s’instaurer entre eux. Et c'est aussi cette proximité qui obligeait ces patrons à une morale publique : on était « connu » et, par conséquent, soucieux de ses actes, à la surface des choses a minima.

Quoi que furent l’hypocrisie de la bourgeoisie capitaliste et celle de ses cadres, qui n’en manquèrent jamais pour masquer aux regards des classes dominées la réalité de leurs mœurs et de leurs intérêts (une bonne partie de la littérature du XIXe siècle est d’ailleurs consacrée à ce thème). 

 

Multinationales

 

Ce rappel n’a rien d’une nostalgie, car pour finir sur ce point, on doit signaler que la déshumanisation des classes dirigeantes a également procédé d’un phénomène générationnel, et plus précisément éducatif. Depuis vingt-cinq ans en effet, il est frappant de voir comment des générations entières d’aspirants dirigeants ont été poussées à des études avancées, pour finalement former les bataillons d’une mathématisation du réel.

Les disciplines scientifiques, où la réflexion sur le réel était enseignée à l’état « pur et parfait », ont été par-là asservies à des ambitions aussi fantasmatiques que viles, telle que la spéculation financière la plus trouble.

Ainsi, si l’école mathématique française est de longue date l’une des plus réputées au monde, elle se retrouve aujourd’hui à surtout servir la programmation des robots spéculatifs qui animent les places boursières ! Et l’endroit exact où la métamachine a trouvé son expression achevée…

On voit par-là que la déshumanisation de l’univers productif relève d’un effet général de système propre au siècle du calcul.

 

[1] - Par Han Fei Zi, philosophe chinois mort en 233 avant J.-C., promoteur d’un État autoritaire et d’un asservissement des populations à la terre, pour placer sous contrôle leurs velléités d’affranchissements. L’Empire ottoman (1299-1934) disposait d’une philosophie similaire, derrière sa tolérance apparente. Avec pour effet d’inhiber tout progrès scientifique et technique. Ainsi, le monde arabe s’étiolera, alors qu’entre le VIIIe et le XIIIe, il avait été l’une des sphères les plus avancées du monde dans la plupart des disciplines.

[2] - C’est ainsi qu’en 2007-2008, une bonne partie de la finance internationale a découvert que ses placements garantis étaient, en fait, un tas vérolé de non-valeurs. Des hybrides douteux, qui avaient été certifiés par des modèles mathématiques, dont le caractère approximatif était connu, sans même parler de leurs falsifications intéressées si fréquentes.

[3] - Par les procédures algorithmiques du trading haute fréquence, où des progiciels réalisent en une seconde des milliers d’ordres simultanés d’achats/ventes de titres financiers.

[4] - On connaît une série d’histoires amusantes où des entreprises déficitaires filiales de grands groupes sont subitement devenues rentables après les avoir quittés. Lorsque, par exemple, l’Italien Fiat est sorti du giron de l’Américain General Motors (GM) et a relancé la Fiat 500 juste après, son succès fut aussi rapide que mondial. Ce que les dirigeants d’un GM ruiné n’avaient certainement pas prévu…

 

Suite au prochain numéro

Un village global ?

Partager cet article
Repost0

commentaires