15 août 2015 6 15 /08 /août /2015 00:56

 

Irak – Les vérités qui dérangent

Entretien

(Silvia Cattori avec Jean-Marie Benjamin)

 

 

A partir de plusieurs entretiens exclusifs avec Tarek Aziz, ce livre nous plonge dans les arcanes et les drames engendrés par l'intervention militaire des Etats-Unis et de leurs alliés européens en mars 2003. Témoin et acteur hors normes, Jean-Marie Benjamin nous donne des clés de compréhension à travers des faits qu'il a lui-même vécus : « Ils ne savent plus comment arrêter le monstre qu'ils ont créé de leurs propres mains ! » Janvier 2003, J-M Benjamin rencontre Tarek Aziz à Bagdad et lui porte une invitation à une audience avec le pape Jean-Paul II. Février 2003, la DGSE l'envoie à Bagdad pour quérir les derniers éclaircissements avant le discours de Dominique de Villepin à l'ONU. Des témoignages exclusifs sur les Kurdes, le PKK, la Syrie. La situation des chrétiens aujourd'hui en Irak et Syrie. Les raisons de partir au djihad. Le financement de l'Etat islamique. Le jeu dangereux de l'Arabie Saoudite.

 

 

Jean-Marie Benjamin, avant de parler de votre dernier ouvrage « Irak, l’effet boomerang – Entretiens avec Tarek Aziz », pouvez-vous dire quelque mots de la très singulière trajectoire qui vous a conduit à vous établir en Italie (1)?

En 1968, à l’âge de 19 ans, j’ai lu un livre consacré à Padre Pio, un moine capucin qui avait les stigmates. Je n’étais pas très pratiquant. Cela m’avait intrigué. J’ai décidé d’aller le voir dans le sud de l’Italie où j’ai pu m’entretenir avec lui. Je suis resté 11 jours à San Giovanni Rotondo. Des milliers de gens venaient des quatre coins du monde voir ce capucin qui faisait tant de miracles. La rencontre avec ce personnage exceptionnel a eu un impact extraordinaire sur moi. Je me suis promis que je reviendrais en Italie. J’y suis revenu en 1974 et j’y suis toujours.

Je travaillais comme arrangeur pour des orchestrations de chansons et compositeur (musique classique, de films et de variété); j’ai également fait des séances d’enregistrement de disco music à Londres comme arrangeur, guitariste et clavier. Mon premier disque a été distribué chez Barclay en 1965. Entre 70 et 80 j’ai composé « Jérusalem », ma première symphonie, ainsi qu’un oratorio sur la création des anges, présenté à l’Opéra de Madrid en 1974. En 1984 j’ai donné un concert de mon « Ode to the child » en Eurovision à Rome avec l’orchestre et chœurs de la RAI. Le final a été adopté par l’UNICEF comme hymne officiel. Paul Mc Cartney a enregistré mon « Ode to the child » dans une version transcrite pour guitare et orchestre dans un disque intitulé « The family way ». Dans ma carrière artistique j’ai enregistré 28 disques de musique classique, pop music, chansons, musiques de films. Ensuite l’ONU m’a proposé un poste de « Special events officer » à l’UNICEF à Genève ou j’ai organisé pendant 6 ans de nombreuses transmissions internationales de télévision et événements spéciaux, en Europe, Japon, Canada, avec de nombreux artistes dont Peter Ustinov et Audrey Hepburn, des évènements télévisés, des spectacles destinés à collecter des fonds pour l’UNICEF. En 1988 j’ai quitté mes activités à l’ONU pour le sacerdoce et arrêté mes activités artistiques. J’y pensais depuis ma visite à Padre Pio, vingt ans auparavant. J’ai été ordonné prêtre à Rome en 1991 où je suis resté vingt ans avant de m’établir ici en Ombrie. D’abord à Assise, puis près de ce petit village de Bevagna, à 16 km d’Assise. Je n’ai pas de charge pastorale. Après mon ordination on m’a encouragé à poursuivre mes activités artistiques au service de l’Eglise.

Vous avez bien connu l’Irak durant les années où il était frappé par la guerre. Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à ce pays ?

En 1997 je me suis rendu en Irak pour réaliser un film sur la Mésopotamie, berceau de la civilisation. L’Irak était alors sous embargo. J’ai néanmoins obtenu l’autorisation du gouvernement de Saddam Hussein de pouvoir aller où je voulais. Avec une équipe de 7 personnes j’ai pu voyager durant cinq semaines, du nord au sud du pays, sur un territoire couvrant 7000 ans d’histoire : c’est-à-dire, de Mossoul, Ninive, jusqu’à Babylone, pour redescendre vers Ur et Chaldée, la ville natale d’Abraham. J’ai donc pu réaliser le film « La genèse du temps » qui a été diffusé par la RAI et d’autres télévisions. Ensuite, de 1998 à 2003, je suis allé en Irak tous les 3 ou 4 mois environ. Au cours de ces cinq années en Irak j’ai tourné plus de 200 heures de films.

Au départ, votre intérêt pour l’Irak était culturel. Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste de l’usage d’armes à l’uranium appauvri ?

Nous étions au sud de l’Irak, près de Bassorah quand notre guide nous a averti que nous nous trouvions dans une zone bombardée en 1991 durant la guerre du Golfe : « Ne vous n’approchez pas de ces barrières. Vous voyez ces débris de chars et de missiles ? Ne les touchez pas. Ils sont radioactifs ! Ils sont contaminés. Ils ont utilisé des armes renforcées avec de l’uranium 238. Quand elles explosent, elles libèrent des milliards de particules radioactives qui contaminent tout.»

Personne ne parlait alors de l’uranium appauvri et de ses conséquences pour la population et pour l’environnement. C’est ainsi que j’ai brutalement découvert qu’en Irak les forces de la coalition occidentale avaient fait usage de bombes à l’uranium appauvri, contaminé toute une région pour des millénaires. J’ai tout de suite pensé que je devais recueillir des éléments de preuve, porter à la connaissance du public des nouvelles d’une telle gravité dont personne ne parlait. C’est ainsi qu’en décembre 1998 je suis reparti à Bagdad avec mon cameraman pour enquêter là-dessus. J’ai rapporté quantité de documents qui attestaient que des armes à l’uranium appauvri avaient été utilisées, et j’ai témoigné. Les éditions Favre (2), m’ont demandé d’écrire un livre. J’ai accepté. Mais pour éviter que l’on me décrédibilise, en m’accusant de servir la propagande de Saddam Hussein, j’ai pensé que je devais apporter également des preuves émanant de sources occidentales. J’ai contacté des vétérans américains qui avaient combattu durant la guerre du Golfe ; parmi eux il y avait des malades qui disaient avoir été contaminés en Irak. J’ai obtenu des documents classés « secret défense » indiquant précisément le type d’armes à l’uranium appauvri et les quantités utilisées. J’ai pu établir que 400 à 450 tonnes d’uranium avaient été répandues en Irak en 1991.

Quand mon livre est sorti l’ambassade américaine a protesté auprès du Saint Siège. L’administration des Etats-Unis a demandé « Comment le Père Benjamin s’est-il procuré des documents du Pentagone classés secret défense ? ». La Secrétairerie d’Etat du Vatican a répondu « Écrivez-lui, il vous répondra ». Ils ne m’ont jamais écrit.

 

 

C’est ainsi que vous avez été le premier lanceur d’alerte sur l’usage des armes à l’uranium appauvri ?

Tout ce que je pouvais entreprendre pour alerter l’opinion je l’ai tenté. J’avais le devoir moral de raconter ce que j’avais vu en Irak. Quand j’ai présenté mon livre « Irak: Apocalypse » lors d’une conférence de presse à Paris,  plusieurs journalistes ont mis en doute mes affirmations. Un journaliste du Figaro s’est levé pour me dire: « Vous savez, mon père, si c’était vrai ça se saurait ». Deux ans plus tard,  quand le monde a su que l’OTAN avait fait usage d’armes à l’uranium appauvri en Yougoslavie, il a eu l’élégance de reconnaître son erreur : « Je n’y croyais pas mais maintenant on a des preuves que ce que disait Benjamin était malheureusement une réalité. Ces armes sont terribles, elles tuent plus de gens après la guerre que pendant ».

Sur ces armes j’ai réalisé en 2001 le film « Irak-Radioactivité ». Il a été projeté en 2009 au Sénat français et a été présenté dans plusieurs festivals de films.

C’est alors que vous vous êtes consacré à dénoncer les conséquences désastreuses des sanctions « pétrole contre nourriture » dont les médias ne parlaient pas ?

En France, il y avait un silence politique et médiatique complet. Alors que je dénonçais la réalité tragique de la population soumise à ce terrible embargo on me répondait : « Vous êtes pro-Saddam et anti-américain ». Bien évidemment, quand on dénonce des vérités qui ne plaisent pas, ceux qui n’ont pas d’arguments à vous opposer, vous accusent d’avoir un parti pris. Comme le disait Saint Thomas d’Aquin « Le dénigrement est la passion de l’insuffisance ».

Ces sanctions de l’ONU ont soumis l’Irak à un sévère embargo, en violation de la Charte des Nations Unis. Celle-ci stipule que rien ne peut justifier de laisser mourir de faim et de maladie une population à des fins politiques. C’est ainsi que l’ONU a sponsorisé un véritable génocide.

En 1999 l’UNICEF a publié un rapport affirmant que 5’000 à 6’000 enfants mouraient chaque mois de maladies et de malnutrition, à cause de l’embargo. A la question du journaliste qui l’interpellait, Madeleine Albright, alors Secrétaire d’Etat US,  a répondu: « Cinq à six mille enfants par mois, c’est terrible mais c’est le prix à payer » ! Evidemment, ce n’étaient pas des enfants américains. Les enfants irakiens ne comptaient pas. Les Etats-Unis parlent beaucoup des droits de l’homme, ceux de leurs citoyens, naturellement.

Les sanctions de l’ONU, entre 1991 et 2003, ont conduit à la mort de 1’600’000 d’Irakiens, dont 600’000 enfants ! N’est-ce pas un génocide ?  Au total, la guerre du Golfe de 1991 à 2002, suivie de 12 ans d’embargo, puis la nouvelle guerre de Bush (2003 à 2012) et les attentats qui ont suivi, ont causé la mort de plus de deux millions et demi d’Irakiens. C’était un véritable génocide ! Les responsables de ce crime n’ont jamais été inquiétés. Cent ans après, on condamne à juste titre le génocide d’un million d’Arméniens. Pourquoi aucune instance officielle n’a jamais condamné le génocide de 1,6 millions de morts Irakiens ? Pourquoi n’y a-t-il jamais eu d’enquête de l’ONU sur les crimes commis durant ces deux guerres contre l’Irak ? Parce que l’embargo qui a causé ce génocide a été mis en application par l’ONU. Pourquoi tel pays qui ne respecte pas une résolution est-il bombardé, tandis que tel autre, Israël, qui n’a respecté aucune des quelques 40 résolutions depuis 1947, peut continuer à violer tous les droits, en toute impunité ? A-t-on jamais décrété un embargo contre le non-respect de ces résolutions par Israël ? L’ONU, comme on l’a vu, ne sert pas la justice, c’est une machine au service d’une superpuissance. L’ONU a servi à sanctionner et attaquer des pays qui étaient dans la ligne de mire d’Israël et de ses alliés.

 

Le père Benjamin en Irak

 

On découvre dans « Effet boumerang » que le discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité peu avant le déclenchement de la guerre, s’est en partie fondé sur des informations que vous aviez confirmées. S’agissait-il d’informations qui exposaient les mensonges de la propagande de ceux qui voulaient entrer en guerre ?

En effet, j’ai été approché par les services secrets français. Ils m’ont demandé de me rendre à Bagdad où je devais rencontrer le premier ministre Tarek Aziz. J’étais chargé de lui poser cinq questions.  C’était avant que le président Chirac et Dominique Villepin ne prennent la décision d’opposer leur veto à l’intervention militaire en Irak. Ce que j’ai rapporté comme réponses a pu compter dans leur détermination. Je raconte cela en détail dans mon livre. Cela dit, les services de renseignements français étaient fort bien renseignés. Ils étaient conscients que l’intervention des Etats-Unis provoquerait mort et chaos non seulement en Irak mais dans l’ensemble du Moyen-Orient. C’est ce qui est malheureusement arrivé.

Les Etats Unis ont démembré l’Irak, saigné sa population, pour la deuxième fois. Résultat : avant ils ont inventé l’ « ennemi » Saddam Hussein ; maintenant nous avons l’ennemi Etat islamique. Un très grand progrès de démocratisation !

Le président Saddam Hussein a été pendu. Il n’a pas eu droit à une mort digne. Le premier ministre Tarek Aziz non plus. La description de vos rencontres avec M. Aziz est très émouvante. On comprend qu’il était lucide, qu’il savait que les Etats-Unis iraient au jusqu’au bout…

Je l’ai rencontré plusieurs fois. Surtout peu avant l’intervention de mars 2003. Il m’avait confié que Saddam Hussein avait donné l’ordre de distribuer des armes à toute la population et que le pays disposait déjà de 5 millions de volontaires, chiites, sunnites et chrétiens, pour l’organisation de la résistance. Tarek Aziz était persuadé que les Etats-Unis allaient cette fois envahir et occuper l’Irak. Tandis que Saddam Hussein, conseillé par ses deux fils, pensait qu’ils n’oseraient pas. Ce sont ses fils qui, en 1991, lui avaient conseillé d’entrer au Koweït. Celui-ci pompait le pétrole qui se trouvait dans le sous-sol irakien. Tarek Aziz m’avait dit qu’il avait conseillé à Saddam à Hussein de ne pas entrer au Koweït ; de se limiter à positionner les forces armées sur la frontière et de convoquer le Conseil de sécurité. Saddam Hussein a malheureusement écouté ses fils.

Le 15 janvier 2002, persuadé que les Etats-Unis attaqueraient, j’envoyai une lettre par fax à la Secrétairerie d’Etat du Vatican, au cardinal Jean-Louis Tauran, lequel à l’époque était le ministre des affaires étrangères du Saint Siège, pour lui dire : «Nous sommes à l’aube d’une nouvelle guerre qui sera terrible pour le peuple irakien, mais aussi pour toute la région. Si Tarek Aziz, le vice premier ministre irakien est invité à Rome en visite privée, pourriez-vous solliciter l’éventuelle disponibilité du Saint-Père Jean-Paul II à le recevoir en audience ? » Deux jours après, le Secrétaire d’Etat m’a répondu : « Vous pouvez organiser cette visite ».

Le Vatican voulait faire quelque chose. Mais s’il invitait directement Tarek Aziz il s’exposait aux protestations des Etats-Unis, et pas seulement. Je me suis à nouveau rendu en Irak pour informer Tarek Aziz que le pape Jean-Paul II était disposé à le rencontrer au Vatican. Tarek Aziz a accepté. Il est venu à Rome. Il s’est également rendu à Assise où il a donné une conférence de presse. Je lui ai transmis le message des services secrets français l’informant que la France lui offrait l’asile politique s’il ne voulait plus retourner à Bagdad ; c’était le 14 février 2003. Tarek Aziz m’a répondu : « Remerciez le Président et le gouvernement français ; mais je ne peux pas laisser mon peuple sous les bombes et moi rester à l’étranger. » Il est retourné à Bagdad.

La visite de Tarek Aziz n’a pas plu à nombre de gens à Rome. Il y a eu des pressions et des menaces. J’ai fait tout ce que j’ai pu. Mais sa venue à Rome, ses poignantes déclarations, n’ont servi à rien. Les Etats-Unis ont même accéléré leur intervention. Le 19 mars les Etats-Unis ont attaqué l’Irak. Recherché par les forces US qui lui promettaient la libération après quelques mois, Tarek Aziz s’est livré. La détention de Tarek Aziz était une détention arbitraire en violation des Conventions de Genève (la Commission des Droits de l’homme à Genève a  publié un document sur la détention de Tarek Aziz).

Les Etats-Unis sont intervenus en Irak unilatéralement sans l’aval du Conseil de sécurité. C’est la loi du plus fort. C’était une guerre illégale.  L’Irak ne menaçait personne et n’avait pas d’armes de destruction massive. Tous les gouvernements le savaient mais ils se sont tus. Il y avait une propagande devant faire croire que Saddam Hussein était unanimement haï par son peuple. Ce qui était faux. Il était largement soutenu par son peuple. Il avait fait armer la population pour qu’elle puisse résister contre l’agresseur. La preuve qu’il n’avait pas à craindre qu’elle se retournerait contre lui. La destruction de la statue de Saddam Hussein a été présentée comme la preuve que le peuple se ralliait aux soi-disant libérateurs, qu’il haïssait Hussein. C’était une manipulation. Il n’y avait pas d’Irakiens qui applaudissaient l’arrivée de l’occupant. Il n’y avait qu’une centaine d’hommes, des Koweitiens pour la plupart, que l’armée US avait amenés en autobus.

 

J. Chirac & D. Villepin - - T. Aziz & S. Hussein

 

Au sujet des pressions et menaces lors de la venue de Tarek Aziz à Rome, pouvez-vous nous en dire davantage ?

Oui, dans l’Eglise, et même au sein de la Communauté de Sant’ Egidio, réputée pour organiser des actions pour la paix, je n’ai pas trouvé l’écoute que l’on pouvait attendre. Chaque fois que je les ai sollicités afin qu’ils soutiennent mes actions, ils m’ont ignoré. Par la suite j’ai découvert que, quand des personnalités haut placées comme Madeleine Albright ou James Baker arrivaient à Rome, la première chose qu’ils faisaient était d’aller à la Communauté de Sant’ Egidio, avant même de rencontrer le Président de la République ou le Président du Conseil. Tout cela m’a permis de comprendre pourquoi, deux fois par an, deux émissaires de la Communauté de Sant’ Egidio étaient reçus au Département d’Etat. Cette Communauté est en grande partie sponsorisée par les Etats-Unis. Elle obéit donc à ses sponsors. Voilà pourquoi elle n’a pris aucune position contre cette guerre qui frappait si cruellement et injustement le peuple irakien.

Cette guerre que vous aviez voulu empêcher de toutes vos forces a eu lieu. Seule la France a dit son refus. Est-ce à dire que les Etats qui ont laissé faire ne savaient pas que cette guerre se fondait sur des mensonges ?

Tous les pays impliqués avaient des services de renseignement. Toutes les chancelleries savaient qu’après 12 ans de bombardements intensifs et d’embargo l’Irak ne possédait plus rien ; que son peuple était à l’agonie et n’était pas en mesure de menacer qui que ce soit. Ils savaient qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massives en Irak. Les inspecteurs de l’ONU avaient sillonné le pays durant 12 ans. Leurs nombreux rapports avaient établi que l’Irak n’avait plus ni armes chimiques ni armes conventionnelles, qu’elles avaient été toutes détruites avant 1993. Le chef des inspecteurs de l’ONU pour le désarmement de l’Irak, Scott Ritter, a  publié en 2005 un livre au sujet du désarmement de l’Irak où il raconte que le gouvernement de George W. Bush savait pertinemment que l’Irak n’avait même plus un seul avion ou hélicoptère en état de décoller ni aucune arme. Malgré cela les Etats-Unis persistaient à dire que les armes de destruction massives de Saddam Hussein menaçaient le monde entier. Et Tony Blair, lui, allait répétant que l’Irak pouvait « frapper Londres avec une bombe atomique en 45 minutes ». Bush et son administration ont raconté des quantités de mensonges destinés à tromper l’opinion publique et manipuler les consciences. Tout cela est effrayant. Aujourd’hui, George W. Bush qui a causé la mort de millions d’innocents coule des jours tranquilles dans son ranch du Texas.

 

T. Blair & G.W. Bush - J. Baker & M. Albright

 

Selon vous, s’agissait-il d’une guerre qui devait affaiblir l’Irak dans l’intérêt d’Israël et non comme cela a été souvent dit, d’une guerre pour le pétrole ?

Il faut rappeler ce qu’était l’Irak avant 1991. C’était un pays florissant, doté d’un réseau d’autoroutes à quatre voies qui traversait tout le territoire. Quelque chose d’unique dans la région. Un pays qui fournissait l’électricité gratuitement aux villages pauvres du sud ; qui offrait des bourses à tous les étudiants irakiens ainsi qu’aux étudiants qui venaient de Jordanie, de Palestine, de Syrie, de partout. L’Université de Bagdad était une des plus grandes universités du Moyen Orient. La sécurité sociale et les soins étaient gratuits pour tous. L’Irak était un des pays arabes les plus ouverts et avancés. Le seul pays arabe où les femmes avaient des responsabilités aux plus hautes charges de l’Etat. Elles étaient libres de porter ou pas le voile. Maintenant, elles sont obligées d’être complètement couvertes. Mais un pays aussi riche et développé, qui avait une armée forte et des alliés et soutenait la lutte du peuple palestinien, devenait trop préoccupant pour Israël. Une fois la guerre contre l’Iran terminée, l’Irak devenait trop puissant pour Israël.

Vous portez un regard très amer sur les médias. Sur leur  manque d’éthique. Pensez-vous qu’ils ont une responsabilité directe dans ce vaste désastre ?

Oui. La presse occidentale a totalement failli. Avant 2003 les journalistes n’allaient pas en Irak, prétendant que l’on ne pouvait pas avoir de visas. Ce qui n’était pas vrai. J’avais interrogé le Ministre de l’information à Bagdad. Il m’avait dit avoir accordé de nombreux visas à des journalistes occidentaux. Qu’il avait constaté par la  suite qu’ils venaient en Irak à des fins de propagande ; qu’ils ne disaient de l’effet terrible que ces bombardements continus et les sanctions avaient sur la population. Comme ce journaliste du Corriere della Sera rencontré à Bagdad dont je tairai le nom qui m’avait demandé des conseils.

Avant de quitter l’Irak il est revenu me voir en me disant : dans ce gros paquet, dont j’ai donné copie à l’ambassadeur italien, j’ai noté ce que j’ai vu ; dans ce petit paquet j’ai gardé ce qui va être publié. Devant mon étonnement il m’a expliqué que s’il disait ce qu’il avait vu dans cette guerre, son journal ne le publierait pas, et qu’il s’en était donc tenu à ce qui cadrait avec la position de son journal. Une position bien évidemment favorable à l’agression US. Toutes les rédactions savaient ce qui se passait. Leurs reporters, qui recevaient trois fois leur salaire en zone de guerre, n’allaient pas compromettre leur carrière en s’opposant à la censure. En clair ils devaient faire croire que les Etats-Unis libéraient l’Irak.

J’avais moi-même découvert que les reporters à qui l’Irak avait accordé des visas ne faisaient aucune enquête, aucune mention des atrocités commises contre les civils. Qu’ils venaient en Irak pour répéter les uns après les autres que Saddam Hussein était un nouvel Hitler, un criminel de guerre qui gazait et massacrait les Kurdes.

L’Institut stratégique du Collège de guerre de la Pennsylvanie avait enquêté sur ce sujet et publié un rapport de 97 pages pour le compte du Congrès américain sur le gazage des Kurdes à Halabja en 1988 intitulé « Iraqi power and US security in the Middle East ». Ce rapport, j’en parle dans mon livre, critique durement la politique américaine et dit que, d’après les analyses de tissus humains faites dans ses laboratoires, plusieurs substances n’appartenaient pas aux armes chimiques irakiennes. Les Etats-Unis savaient parfaitement quelles armes chimiques l’Irak possédait puisque ce sont eux qui les avaient fournies pendant la guerre Irak-Iran. Une fois cette guerre finie ils ont cessé de fournir des armes à l’Irak.

Le cas de John, un honnête reporter de CNN  que vous évoquez dans votre livre, est révélateur. Il était affligé de découvrir que sa chaîne ne montrait pas aux téléspectateurs ce qu’il rapportait…

En 1998, CNN s’était installée au Racheed Hotel de Bagdad, comme toute la presse étrangère. C’est là que j’avais rencontré John, avec lequel j’avais sympathisé. John avait filmé les corps déchiquetés par les bombes, les blessés qui agonisaient dans les hôpitaux ; mais CNN avait montré des images qui ne laissaient pas voir – ou très peu – les carnages de civils par les bombardements massifs de l’armée US. John avait, tout comme moi, filmé les cibles civiles dans les zones bombardées, dans quelles conditions le personnel accueillait les nombreux blessés et les médecins opéraient sans anesthésie dans les couloirs des hôpitaux privés d’eau et d’électricité. Il me disait : « Tu comprends, nous envoyons un reportage et là-bas, à New-York, ils changent ou modifient les trois quart du reportage, même nos commentaires. Mais qu’est-ce que tu veux ? Je suis marié et j’ai deux enfants, je suis bien payé et je tiens à garder mon job. »

C’est de cette façon totalement mensongère que l’opinion publique a été informée. Cela s’est passé de la même façon avec la guerre contre la Libye en 2011. Les médias n’ont pas montré l’ampleur du carnage. Les forces de l’OTAN ont bombardé pendant des mois et, à la fin, elles ont prétendu que leur intervention n’avait fait que 60 morts ! C’est écœurant.

Cela continue aujourd’hui en Syrie. J’ai suivi depuis l’Italie l’information sur France24. Il y a de bons journalistes mais ils sont alignés sur la position officielle de la France. Dès le début de la crise en Syrie leur couverture était totalement à sens unique. Assad était présenté comme un dictateur sanguinaire. Et quand il se défendait en affirmant qu’il combattait le terrorisme qui menaçait son pays, ils l’accusaient de faire de la propagande. Jusqu’à fin 2013 au moins ils n’ont invité que des opposants syriens ou des experts en faveur des groupes « rebelles ». Jamais ils n’ont donné la parole à des Syriens fidèles à Assad.

Aujourd’hui les choses sont devenues claires aux yeux du public. Et les rédactions ne peuvent plus occulter que les groupes terroristes sont à l’origine du bain de sang et de la ruine de la Syrie ; que ce n’est pas Assad l’ennemi des Syriens. Ils ont maintenant un point de vue plus nuancé sur Assad. Mais évidemment, tous ces gens qui depuis 2011 l’ont qualifié de « criminel de guerre » ne vont pas admettre qu’ils étaient dans l’erreur. Ils ne vont pas admettre qu’il eut fallu soutenir le combat des forces de l’armée syrienne contre les groupes terroristes. Ils ne vont pas s’excuser auprès du public qu’ils ont induit en erreur. Tout cela est grave.

 

Marionnettes de l’info

 

Le titre de votre livre « L’effet boomerang » signifie que la guerre contre l’Irak – et maintenant contre la Syrie – a créé le terrorisme que l’Occident ne sait plus comment gérer ?

Au cours des cinq années où je me suis rendu en Irak je pouvais parler avec tout le monde, me déplacer partout sans problèmes, sans escorte. Cela n’est plus possible depuis 2003. Les Etats-Unis ont brutalisé les Irakiens, détruit leur pays. Aujourd’hui les Occidentaux reçoivent en pleine figure le monstre que leurs interventions militaires ont créé. C’est « l’effet boomerang ». Ceux des prisonniers qui ont survécu aux tortures, quand ils ont été libérés d’Abou Ghraïb, ont rejoint l’organisation de l’Etat islamique ; tout comme des services du parti Baas, ainsi que les anciens officiers de la Garde républicaine de Saddam Hussein.

L’Irak est une société complexe avec des tribus et des clans. Ils ont un dicton qui dit : « Si un ennemi tue un membre ta famille, toi et ta famille ont le devoir de le venger pendant sept générations ».

Aujourd’hui l’Etat islamique effraye. Mais une organisation pareille ne pouvait pas se mettre en place sans que les pays de l’OTAN, qui ont des services de renseignements partout, n’en sachent rien. Ils étaient tous au courant. Ils savaient que l’Arabie saoudite, le Koweït, le Qatar, les Emirats – Etats avec lesquels les puissances occidentales ont des importants liens d’affaires – financent tous ces groupes terroristes en Syrie notamment. Après quoi on voit François Hollande et Fabius, qui se rendent en Arabie saoudite toucher des chèques et signer des contrats en contrepartie du soutien que la France a apporté à ces groupes terroristes sunnites qui font la guerre aux chiites, aux alaouites, et aux chrétiens.

Dans votre livre vous avez des mots durs également à l’égard de la politique étrangère de Hollande, en Syrie notamment. Vous ne croyez pas à sa « guerre contre le terrorisme » ?

Je connais bien la Syrie. En ma qualité de prêtre j’ai souvent été invité à y parler dans les mosquées, à l’heure de la prière.  Vous pouvez voir sur YouTube un extrait d’une de mes interventions dans une mosquée de Damas. Avant les troubles de 2011 il n’y avait aucun problème entre communautés religieuses. La déstabilisation de la Syrie est une opération qui se préparait depuis 2005. La politique d’Assad se distançait de la politique européenne. Elle se rapprochait de plus en plus de la Russie. Les trois vetos russes et chinois, et la ferme position de Poutine contre toute intervention militaire qui violerait la souveraineté de la Syrie, n’ont pas plu à l’Occident.

En 2013 Hollande n’a pas obtenu d’aller bombarder la Syrie comme cela avait été fait en Libye. Associée aux monarchies du Golfe la diplomatie française a soutenu la destruction de la Syrie, mis en action la même propagande qu’elle avait utilisée contre Kadhafi. Il s’est allié aux monarchies du Qatar et de l’Arabie saoudite dont la stratégie géopolitique consiste à briser l’axe de résistance chiite : Iran, Irak, Syrie, Hezbollah. Cette stratégie suppose de faire tomber Assad pour couper le Hezbollah de l’Iran et de ses fournitures d’armes. Cette guerre pilotée par l’étranger a plongé la Syrie dans le chaos. Plus de la moitié de la Syrie est déjà en main des  groupes terroristes.

La France a été à la pointe du combat contre Kadhafi. L’intervention des forces de l’OTAN a conduit à la destruction de l’Etat libyen et à la déstabilisation de toute une région. L’afflux des réfugiés qui effraye maintenant l’Europe est une conséquence directe de cette déstabilisation. C’est ici aussi l’ « effet boomerang » d’une politique ahurissante et extrêmement dangereuse.

Comme l’Arabie saoudite et Israël ne voulaient pas qu’il y ait un accord avec l’Iran, la France a tout tenté durant deux ans pour faire capoter les négociations de l’administration Obama. Elle n’a pas répondu à la proposition de Kerry qui voulait dialoguer avec Assad et travailler avec l’Iran pour combattre l’Etat islamique. Elle n’a pas répondu parce qu’elle est complètement alignée sur la position anti-chrétienne, anti-alaouite et anti-chiite de l’Arabie saoudite. Il y a une fracture sur un point fondamental entre la politique de la France et celle des Etats-Unis. La France est avant tout intéressée à signer des gros contrats avec l’Arabie saoudite ; tandis que les Etats-Unis veulent se distancer de la position anti-chiite de l’Arabie saoudite.

Maintenant que l’accord a été ratifié, Fabius – qui a tout tenté pour l’empêcher – est pressé de signer des contrats d’affaire avec l’Iran ! Il a été le premier à se précipiter à Téhéran. Sans complexe. Je connais bien les Iraniens. Ils ne vont pas oublier de sitôt ceux qui, hier, les ont humiliés. De plus l’Iran est l’allié du gouvernement de Bachar el-Assad ; la diplomatie française est dans une totale contradiction. Elle est l’ennemie de Bachar el-Assad qui est soutenu par l’Iran. Et maintenant elle veut signer des contrats, et avec l’Arabie saoudite, et avec son pire ennemi, l’Iran. Il se peut que la France ne récolte du gâteau iranien que quelques miettes. Dans un contexte explosif où les monarchies du Golfe financent des groupes terroristes sunnites pour combattre contre les chiites en Irak, en Syrie et au Liban, il y a deux blocs. On est soit du côté des sunnites, soit du côté des chiites, la France a joué la carte des sunnites.

Au point où en est la situation que devrait faire l’Occident ?

Je suis surtout certain de ce qu’il ne faut pas faire : se tromper d’allié. Affirmer que l’on fait la guerre contre le terrorisme, et même temps rester allié avec les Etats qui, comme l’Arabie saoudite, le financent, c’est une imposture qui ne fait qu’aggraver la situation. Ce genre d’alliance contre nature est donc la première chose à changer. Dans cette confrontation entre chiites et sunnites, les occidentaux n’auraient pas dû oublier que les milices chiites de Moqtada al-Sad notamment, et les milices sunnites de l’Etat islamique qui se combattent en ce moment, ont un objectif final commun : mener le Jihad contre l’Occident.

L’Etat islamique n’est pas Al-Qaïda. Son objectif est d’assoir sa position en Irak et en Syrie, d’arriver à Bagdad, de maitriser un territoire comme base de son extension – à la différence d’Al-Qaïda qui a une structure extraterritoriale. Il peut demain compter sur un réseau international énorme, activer ses cellules dormantes, s’attaquer à des infrastructures. Les pays occidentaux n’ont pas mis tout en œuvre pour l’arrêter.

 

Les tontons flingueurs

 

Tarek Aziz est mort en prison le 5 juin. Vous l’avez bien connu. Vous le teniez en haute estime. Etiez-vous en contact avec lui ?

Son fils Ziad Aziz, m’avait souvent fait part de ses craintes quant aux conditions de détention de son père à Bagdad. Il avait perdu 35 kilos, il ne pouvait plus parler, il avait eu deux attaques cardiaques. Récemment il m’avait dit que Tarek Aziz avait été transféré à al-Nassiriya, où il faisait plus de 40 degrés à l’ombre. Enfermer cet homme âgé de 79 ans, gravement malade, souffrant, dans une cellule surchauffée, c’était le tuer. A sa mort j’ai été très amer en lisant les comptes rendu de la presse. Tarek Aziz était un serviteur de l’Etat dévoué et intègre. Le seul premier ministre chrétien d’un pays arabe. Maintenant il n’y a plus un seul chrétien au sein du gouvernement de Bagdad et il ne reste quasiment plus de chrétiens en Irak.

Où est-il enterré ?

Il a été enterré à Amman, le 12 juin. Sa femme, Violette, qui est française, vivait avec son deuxième fils au Yémen. Tandis que Ziad Aziz, le premier fils, vit à Amman avec sa femme et ses enfants.

 

Tarek Aziz et le père Jean-Marie Benjamin à Badgad

 

Notes

[1] - Biographie de J.M. Benjamin -  Son site

[2] - Ses ouvrages : 1999 : « Irak, l’apocalypse », Éditions Favre, Lausanne. 2002 : « Obiettivo Iraq. Nel mirino di Washington », Editoni Riuniti, Roma. 2003 : « Irak. Ce que Bush ne dit pas », Éditions CLD, Paris. 2002 : avec Tiberio Graziani, « Iraq, Trincea d’Eurasia », Edizioni All’Insegna del Veltro, Parma. 2003 : « Irak, avant-poste de l’Eurasie », Avatar Éditions, coll. Les cahiers de la radicalité. 2003 : « Peace », Éditions Favre, Lausanne. 2005 : Auteur d’un chapitre dans « Neo-Conned! Again: Hypocrisy, lawlessness, and the rape of Iraq », IHS Press, Irlande. 2015 : « Irak, l’effet boomerang – Entretiens avec Tarek Aziz », Edition Balland.

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27 mai 2015 3 27 /05 /mai /2015 20:17

 

La République contre les libertés

Entretien

(Éric Michel avec Nicolas Bourgoin)

 

Éric Michel est l’auteur de deux romans « Algérie ! Algérie ! » Et « Pacifique » qui ont rencontré un vif succès critique. Humaniste et engagé, sensible à la cause des peuples colonisés ou opprimés par l’impérialisme, Éric Michel est lecteur de mes travaux depuis quelques années. A l’occasion de la sortie de mon dernier livre, « La République contre les libertés », il s’est prêté au jeu d’un entretien amical au sujet de questions qui parcourent ce travail : la conversion libérale de la gauche, l’instrumentalisation de la laïcité, l’obsession antiterroriste, la censure de l’expression publique, entre autres. Cet entretien est présenté ci-après.

 

Algérie ! Algérie ! & Pacifique (Eric Michel)

 

Éric Michel : Bonjour, peux-tu te présenter ?

Nicolas Bourgoin : Je suis enseignant-chercheur et je travaille depuis vingt ans sur les politiques de contrôle social, essentiellement d’un point de vue critique. J’y ai consacré plusieurs livres et des dizaines d’articles. La « République contre les libertés » est mon quatrième ouvrage.

Pourquoi avoir écrit ce livre ?

« La Révolution sécuritaire » sorti en 2013 retraçait l’histoire des politiques sécuritaires depuis la rédaction du Rapport Peyrefitte en 1976. Nous observons en France et dans l’ensemble des pays développés un double processus de radicalisation du contrôle social et de mutation du droit pénal à l’œuvre depuis une quarantaine d’années. L’État évolue vers une forme autoritaire. Un moment crucial de cette histoire est justement la conversion de la gauche au modèle sécuritaire qui a lieu au cours de la décennie 1990. C’est un tournant majeur car la gauche privilégie traditionnellement la liberté par rapport à la sécurité. Il faut se souvenir de la violence des attaques du PS contre les réformes sécuritaires du gouvernement Giscard, notamment celles contre le projet de loi « Sécurité et Liberté  » en 1980 quand Raymond Forni ou Philippe Marchand comparaient le texte d’Alain Peyrefitte à ceux votés sous le régime de Vichy. Cela permet de mesurer le chemin parcouru depuis. Il y a aujourd’hui une « union sacrée sécuritaire » qui transcende le clivage droite/gauche, comme on a pu l’observer au moment du vote de la loi antiterroriste de 2014 qui a recueilli la quasi-totalité des suffrages des députés. Ce consensus aurait été impensable il y a seulement 20 ans. En reprenant à son compte les schémas sécuritaires, la gauche libérale leur offre une formidable légitimation et conduit la droite à toutes les surenchères. Au moment des débats parlementaires sur cette loi, c’était à celui qui présenterait l’amendement le plus liberticide !

Selon toi, la politique du gouvernement actuel est sécuritaire ?

Je la qualifierais plutôt de liberticide par comparaison avec celle menée au cours des deux quinquennats précédents. Sarkozy a ciblé la petite délinquance de rue, avec en ligne de mire la jeunesse des classes populaires, en durcissant la réponse pénale surtout pour les mineurs. Le gouvernement Valls pratique davantage une politique d’ordre que de sécurité en axant son contrôle sur l’expression publique et plus généralement en laminant les libertés individuelles sous couvert de moralisme républicain ou de prévention du terrorisme.

 

La République contre les libertés (Nicolas Bourgoin)

 

Comment expliques-tu ce changement ?

Les politiques en matière pénale ne sont pas indépendantes de celles menées dans les autres domaines publics. Quand le PS promouvait les libertés, il défendait aussi les travailleurs contre les excès du capitalisme, du moins en paroles. Il est vrai qu’il a défendu cette politique essentiellement quand il était dans l’opposition, à l’époque du Programme commun. Mais on en trouve aussi quelques traces dans les premières années de la gouvernance Mitterrand, quand Mauroy était Premier Ministre : nationalisations d’un côté, démocratisation de la justice de l’autre. Ironie de l’histoire, c’est une loi socialiste de 1981 qui a permis à Dieudonné de saisir la Cour Européenne des Droits de l’Homme, comme tout citoyen français, suite à l’arrêté d’interdiction de son spectacle « Le Mur » en janvier dernier. En 1983, les choses commencent à changer quand Mitterrand, confronté à la crise économique et à une série d’attaques contre le franc, fait le choix de la construction européenne et du maintien de la France dans le SME, coûte que coûte. Le tournant de l’austérité s’en suivra, et avec lui les premières remises en cause du progressisme pénal : rapport Martaguet la même année qui écorne le modèle protectionniste de la justice des mineurs, lois restrictives en matière d’immigration en 1984. Mais le tournant décisif arrivera 10 ans plus tard.

En 1993 ?

Peu après. Plusieurs facteurs ont joué : triomphe politique du capitalisme sur fond d’effondrement de l’Union Soviétique en 1991, allégeance au libéralisme avec l’engagement socialiste pour le traité de Maastricht (qui comportait, rappelons-le, un pilier sécuritaire) en 1992, déroute électorale de la gauche aux législatives de 1993 que le PS attribue à son supposé laxisme pénal. A nouveau, social et pénal sont liés : tandis que le PS affirme que « le capitalisme borne notre horizon historique » et tourne définitivement le dos à la lutte des classes, il fourbit ses armes pour la prochaine bataille électorale en introduisant un volet sécuritaire dans son programme. Ce sera pour les présidentielles de 1995.

Le processus s’arrête en 2014 ?

Cette année-là a été votée une loi importante du quinquennat Hollande, la loi Cazeneuve contre le terrorisme. Elle est sans doute la plus liberticide jamais votée en France sous la 5ème République. Sa promulgation sera suivie, quelques mois plus tard, des débats parlementaires sur la loi Macron. Celle-ci va achever de démanteler le code du travail et de libéraliser les secteurs encore protégés. Dès lors, la boucle est bouclée : le Parti Socialiste s’est totalement converti au libéralisme économique le plus débridé en même temps qu’il a validé sans réserve une loi qui instaure un régime de surveillance renforcé comparable au Patriot Act étasunien. Retour à la loi Le Chapelier et au code Napoléon ! Il a même ressuscité les RG chargés du flicage des mouvements sociaux que le gouvernement Fillon, pourtant ultra-sécuritaire, avait supprimé en 2008, un comble !

 

Le mur de Dieudonné pris d’assaut

 

Mais le PS prétend quand même faire une politique de gauche…

En apparence oui, mais c’est une politique qui ne répond en rien aux attentes des classes populaires qui ont pourtant massivement voté pour lui. Le « mariage pour tous » est présenté comme une réforme phare du quinquennat Hollande mais elle ne concernera que très peu de monde. En réalité, à partir du moment où le PS a renoncé à défendre les travailleurs, à faire du social, il s’est condamné à faire du sociétal. Rappelons que le tournant de la rigueur de 1983 a été suivi de près par le lancement de SOS Racisme ce qui dénote un art consommé de la diversion… Aujourd’hui, il est de toute façon contraint par les dogmes austéritaires de l’Union Européenne, qu’il a d’ailleurs contribué à instaurer. La seule voie qui s’offre à lui pour retrouver une légitimité de gauche est celle des réformes de société. Mais elles ne convainquent pas son électorat populaire qui n’y trouve pas son compte.

Les réformes sociétales sont là pour faire passer la pilule amère du libéralisme ?

Oui, mais pas seulement. Elles font partie intégrantes de la politique mondialiste menée par le PS. De fait, on retrouve dans celles-ci les deux piliers de la politique actuelle : adhésion au modèle du « choc des civilisations » et soumission aux intérêts de la finance internationale. Des valeurs de gauche comme le féminisme, la défense de la laïcité ou l’internationalisme sont alors instrumentalisées par le gouvernement : les deux premières pour stigmatiser les musulmans, la seconde pour condamner toute critique à l’égard de l’UE. La diabolisation du nationalisme, qui peut aussi être une valeur de gauche quand il s’agit de défendre la souveraineté économique nationale contre la finance cosmopolite, a conduit à la dissolution des mouvements jugés extrémistes dans le sillage de l’affaire Clément Méric.

Selon toi, il n’y a pas de menace fasciste ?

Il y a surtout une menace financière et néoconservatrice ! L’idéologie néoconservatrice, aujourd’hui dominante, est la vraie extrême-droite car en plus d’être foncièrement islamophobe, elle sert directement les intérêts de l’oligarchie mondialiste. Quant à l’antisémitisme, c’est davantage un moulin à vent qu’une menace réelle bien que le gouvernement ait fait de son éradication une cause nationale. Toutes les enquêtes sérieuses montrent que l’opinion française n’est pas antisémite. En réalité, Manuel Valls a recours à la bonne vieille tactique de la citadelle assiégée : agiter des menaces en partie imaginaires pour pouvoir ensuite montrer ses muscles tout en faisant diversion sur les vrais problèmes. La figure de l’Islam, fréquemment associée au terrorisme, est une cible privilégiée de ces « paniques morales » relayées par les médias, qui fonctionnent comme autant de rideaux de fumée. Pendant que l’opinion s’est effrayée du prétendu « loup solitaire » de Joué-lès-Tours, le gouvernement publiait discrètement le décret de la Loi de Programmation Militaire dont l’article 20 permet aux pouvoirs publics d’accéder aux données de connexion des internautes. Elles servent aussi à justifier des lois liberticides : la loi antiterroriste de Cazeneuve a été votée moins de quatre mois après la fusillade de Bruxelles.

Que penses-tu de l’épisode Charlie Hebdo ?

Il correspond parfaitement à ce schéma et en grossit même les traits du fait de la gravité de l’attaque. La réponse est classique : dramatisation à outrance, appels à l’unité nationale et derrière tout ça, nouvelles mesures annoncées par Valls pour faire face à la « menace islamique » dont une nouvelle loi qui donne des pouvoirs exorbitants aux services de renseignement. On ressort une nouvelle fois du placard l’ennemi intérieur socio-ethnique pour faire peur et justifier toutes les régressions liberticides. Et le tout sous prétexte de défendre la liberté d’expression ! Le lendemain même de la grande marche républicaine du 11 janvier, le parquet de Paris a ouvert une enquête contre Dieudonné pour « apologie du terrorisme ». L’objet du délit ? Avoir affirmé sur sa page Facebook qu’il se sentait « Charlie Coulibaly », du patronyme de l’un des trois terroristes. Or, depuis la loi antiterroriste promulguée en novembre dernier, ce chef d’inculpation est passible de 7 ans de prison et 100.000 euros d’amende ! Et puis toujours cet art consommé de la diversion en période de reculs sociaux et d’austérité libérale : « Je suis Charlie » sonne étrangement comme « Touche pas à mon pote »

 

« Je suis Charlie » & « Touche pas à mon pote »

 

Le dessin de couverture représente des policiers devant le Zénith de Nantes, c’est une référence à l’affaire Dieudonné ?

Oui, je remercie au passage Riket Cosmos qui a amicalement (et brillamment) réalisé ce dessin. Cette affaire montre par l’absurde jusqu’où peut mener une politique qui prétend défendre la République contre l’antisémitisme ou le « fascisme » en laminant les libertés publiques et en tombant dans l’autoritarisme. Le meeting du PS qui a lancé la campagne contre l’humoriste s’appelait d’ailleurs « Défendre la République contre les extrémismes »… tout un programme ! J’y consacre une part importante de mon livre. La jurisprudence Dieudonné qui remplace l’arrêté Benjamin protecteur de la liberté artistique ou de réunion est lourde de conséquences. Elle a d’ailleurs fait l’objet de vives critiques, y compris dans le propre camp politique du gouvernement et d’autant plus qu’elle n’a en rien entamé la popularité de l’humoriste, bien au contraire. Le récent placement en garde à vue de François Danglehant puis sa radiation du barreau témoigne d’un affaiblissement de l’État de droit suite à cette affaire. L’avocat de Dieudonné en est l’une des premières victimes collatérales, d’autres suivront.

Sur la base de ces constats, traces-tu des perspectives de sortie de crise ?

Je ne le fais pas directement mais ce travail peut donner matière à imaginer une « autre société » plus respectueuse des libertés publiques. La politique autoritaire du gouvernement socialiste est le pendant de sa politique libérale en matière économique. Rompre avec la première supposerait au moins de sortir du carcan bruxellois et plus généralement de refuser les diktats de la finance mondialisée. Il y a bien sûr, en plus de la question des traités européens, celles de la loi Pompidou-Giscard de 1973, à l’origine de la dette actuelle, et de notre appartenance à l’OTAN qui toutes deux nous lient les mains et nous soumettent aux intérêts du mondialisme. Tous ces aspects forment l’arrière-fond de mon analyse même si je ne les aborde pas directement dans mon travail. Ils montrent la nécessité de « penser globalement ». Le terme de « globalisation » était d’ailleurs préféré à celui de « mondialisation » il y a quelques années. A mon sens, il traduit mieux la nature du processus en cours dont la montée en force de l’autoritarisme politique n’est qu’un effet parmi d’autres.

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26 octobre 2014 7 26 /10 /octobre /2014 02:53

 

La divine surprise

Ou

Notre frère qui êtes odieux

 

A.D.G. (Alain Dreux Gallou) 1

A.D.G. (Alain Dreux Gallou)

 

Le 1er novembre cela fera dix ans qu’A.D.G. nous a quittés. On en parle très peu aujourd’hui et pourtant il fait partie des romanciers qui m’ont fait découvrir le Polar. A.D.G. de son vrai nom Alain fournier, rien à voir avec l’auteur du Grand Meaulnes, a acquis ses lettres de noblesse en étant l’un des auteurs-phares qui firent les beaux jours de la célèbre Série Noire. Apprécié des lecteurs pour sa gouaille, il a fait du pastiche, de la parodie et de la provocation sa marque de fabrique. Cependant son passé militant d’extrême droite et surtout son amitié pour Jean-Marie Le Pen, lui vaudra dans les années 80 d’être devenu infréquentable.  Il sera le seul auteur de renom de la Série noire à ne pas avoir été réédité lors du cinquantenaire de la collection en 1997.

A l’occasion de mes errances sur la toile, je suis tombé sur une interview qu’il avait donnée en 2002 à Pierre Gillieth pour la revue « Réfléchir & Agir » d’Éric Rossi. Loin d’être inintéressante, elle nous fait découvrir un personnage entier, à l’amitié sincère et ne pratiquant pas la langue de bois. Autre temps, autres mœurs.

Willow Macduff

 

« Quand les peuples cessent d'estimer, ils cessent d'obéir ».

Antoine de Rivarol

 

A.D.G. (Alain Dreux Gallou) 2

A.D.G. (Alain Dreux Gallou)

 

Armé de ses légendaires moustaches et de son non moins légendaire sens de l’humour, c’est bien l’écrivain A.D.G et non Hercule Poirot que nous avons eu le plaisir (et, pour une fois, le mot est mérité) d’interviewer. A.D.G. se met enfin à table et crache le morceau !

Que signifient les mystérieuses initiales A.D.G. ?

C’est une commodité orthographique et, plus exactement, alphabétique, puisque, grâce à cela, je suis pratiquement en tête de tous les catalogues. Il n’y a qu’Aarons, dans la Série Noire, qui me batte…

Encore la théorie du complot !

(Rires) Oui ! Comme mon nom légal est absolument impossible à porter puisque je m’appelle Alain Fournier (comme l’auteur du Grand Meaulnes), il a bien fallu que je prenne un pseudonyme. Alors j’ai pris trois lettres au hasard et ça a marché. Je les ai gardées. Audiard m’avait dit : « Arrête tes conneries, tes histoires d’incognito et de lettres ! Reprend ton nom. » Mais à part « Les Trois Badours » qui ont été publiés sous le pseudo d’Alain Camille (et qui viennent d’être réédités sous le nom d’A.D.G.), voilà, je vous donne la vraie raison. Mais j’ai fait courir toutes les rumeurs. J’ai fait croire à des journalistes que cela voulait dire Alain de Gaulle. A d’autres que c’était Alphonse de Gateaubriand. Enfin, j’ai réussi à en mystifier quelques-uns ! A tel point qu’un ami d’un de ces journalistes (auquel j’avais dit Alain de Gaulle) avait répondu : « Ah, ça ne m’étonne pas, vous lui ressemblez tellement ! ».

 

Albert Simonin

Albert Simonin

 

Comment et pourquoi avez-vous écrit votre premier roman noir « La Divine surprise » ?

J’écrivais de la poésie à l’époque. Mais la poésie ne nourrit pas son homme. J’étais bouquiniste, brocanteur également. Je vendais des armes anciennes (parfois d’autres un peu moins anciennes). Ce qui fait que je côtoyais le Milieu, un Milieu de province que j’ai largement décrit dans mon deuxième bouquin, Les Panadeux, qui se passe à Orléans. La Divine surprise, c’est d’abord un hommage à Albert Simonin que j’admirais et que j’admire toujours, que je tiens pour un des plus grands auteurs du roman policier français. Et puis parce que ça m’amusait de démystifier ce Milieu que d’aucuns comme José Giovanni mais surtout comme Auguste Le Breton avaient porté aux nues en en faisant des chevaliers à la blanche armure alors que je peux vous dire pour les avoir fréquentés (mon oncle également était un perceur de coffres forts renommé ; il avait une formation de chaudronnier) à quel point ces gens-là sont des crétins. Pour réussir un coup qui rapporte beaucoup d’argent, on met en branle infiniment plus de travail, de soins et de soucis que pour faire un travail honnête.

Vous dites avoir été influencé par Céline, Boudard et Simonin. Quand on vous lit, c’est vraiment de ce dernier que vous semblez le plus proche, surtout pour le style…

A l’époque de mes premiers bouquins, j’étais très célinien. Je le suis moins maintenant parce qu’en vieillissant, on devient écrevisse et on finit par voir un peu les trucs des écrivains. Et j’en ai vu les limites. Mais Simonin est un classique. Il écrit de manière très élégiaque, très élégante. Je l’ai connu en plus. C’est une de mes grandes fiertés. Pas assez longtemps parce qu’il est mort assez rapidement. C’est lui qui m’a fait connaître Alphonse Boudard qui est devenu un de mes meilleurs potes.

 

Alphonse Boudart

Alphonse Boudart

 

Pourtant « Les Confessions d’un enfant de La Chapelle » de Simonin font beaucoup penser à « Mort à crédit » de Céline. Même enfance, même histoire…

Tout à fait. D’ailleurs, avec François Brigneau, on envisage d’aller déposer une plaque sur sa maison natale, du côté de La Chapelle. Pour honorer Simonin qui est scandaleusement ignoré, occulté aujourd’hui, y compris par la Série Noire.

Pourquoi parle-t-on plus de Le Breton que de Simonin ?

Le Breton faisait du commerce. Ce truand faisait l’éloge incessant des flics, ses héros étaient des poulets charismatiques, beaux, intelligents,… Je ne suis pas sûr d’ailleurs que Le Breton ait vendu plus que Simonin. Ce sont de très gros tirages (ses Grisbi). On peut dire que c’est le premier écrivain qui a démystifié le Milieu. Et pour cause, il le connaissait bien lui aussi puisqu’il avait été en taule, non pas pour des raisons délictueuses, mais pour des raisons politiques : c’est à l’Epuration qu’il s’est retrouvé dans la purée.

Pourquoi ?

Il avait écrit dans des journaux maldisants…

Mal pensants ?

Mal pensants, ça je n’en sais rien (Rires).

 

Auguste le Breton & Alain Delon

Auguste le Breton & Alain Delon

 

Finalement, comme Boudard, Simonin, Céline, n’avez-vous pas la nostalgie de cette France populaire des faubourgs qui se meurt et qui a quasiment disparu ? Celle de Carné, Prévert, Doisneau, Audiard et Arletty ?

Bien sûr. Comment ne pas être nostalgique d’une époque à taille humaine alors qu’aujourd’hui on est dans une telle époque. Encore que je ne me plains pas trop. Il pourrait y avoir pire ! On pourrait vivre au Ghana ! Mais c’est vrai qu’il y a toujours une nostalgie à partir d’un certain âge pour l’époque que l’on a connue enfant, adolescent, jeune, en pleine forme. C’est pour ça que j’ai du mal à écrire des polars maintenant parce que je n’ai pas tellement envie de décrire la réalité d’aujourd’hui. Je ne suis pas attiré pour faire un truc qui se passe dans les banlieues. Franchement. Ce qui ne m’a pas empêché d’écrire des bouquins qui se passent dans des HLM comme « Cradoque’s band », dans les terrains vagues. Disons que les banlieues étaient alors un peu plus humaines, un peu moins colorées.

 

Lino Ventura & José Giovanni

Lino Ventura & José Giovanni

 

On parlait du cinéma tout à l’heure. Vous avez travaillé avec Michel Audiard. Quels souvenirs en gardez-vous ?

Simonin m’a fait rencontrer Audiard. Et Audiard m’a fait rencontrer Jean Carmet, René Fallet,… Mes rapports n’ont pas toujours été très heureux avec le cinéma parce que ce n’est pas quelque chose qui me fascinait. J’ai donné des coups de paluche, d’ailleurs principalement dactylographiques, à Audiard. C’est vrai qu’on parlait beaucoup, et quand il était dans ses moments de méforme intellectuelle, ses moments de grand chagrin, il ne se ressentait pas tellement pour réaliser des films. Car pour payer ses impôts, il a même été obligé de réaliser des films alors qu’il s’en foutait complètement. Il suffisait de le voir sur un tournage. Il allait mettre son œil dans le mauvais bout de la caméra en disant : « Ouais, ça va. Démerdez-vous les mecs ! » Bon, on discutait. C’était plus de l’amitié, de l’aide cordiale que je lui apportais mais c’est vrai que j’ai tapé quelques dialogues que j’ai parfois agrémentés. Donc il y a parfois des phrases d’Audiard qui sont de moi ! (rires) Mais dans les films les plus récents, donc pas les meilleurs. Le Cri du cormoran le soir au-dessus des jonques, c’est un peu moyen…

 

Michel Audiard - Jean Carmet - René Fallet - Georges Brass

Michel Audiard - Jean Carmet - René Fallet - Georges Brassens

 

Quoique Faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages ! Avec Françoise Rosay, André Pousse ou Bernard Blier, c’est très bon ! Ça se laisse regarder avec plaisir ! Quand on lit le roman d’Audiard « La nuit, le jour et toutes les autres nuits », on retrouve un univers très proche de Boudard…

Ça, c’est très célinien. Audiard était très célinien. Il avait une bibliothèque célinienne absolument magnifique, avec des éditions originales… Il avait d’ailleurs une bibliothèque magnifique comme Bernard Blier dont on croit toujours que c’est un gros con alors que c’est un des types les plus lettrés que l’on puisse imaginer. Fallet lisait beaucoup aussi. Jean Carmet, quand je l’ai connu, était très fond de terroir comme moi (nous étions en plus tous deux tourangeaux, ça crée des liens). On est devenu très potes. C’est marrant parce que le père de Serge de Beketch qui était un de mes meilleurs amis, avait été au lycée avec Jean Carmet. En effet, malgré son nom, Beketch est né à Tours !

 

Michel Audiard

Michel Audiard

 

Quels sont vos auteurs de polar préférés, morts ou vifs ?

On va parler des Américains d’abord. J’aime beaucoup les Américains drôles. Je n’aime pas trop les très noirs, les très sordides. Il n’y pas beaucoup d’auteurs contemporains que j’apprécie. Mes préférés sont Donald Westlake, Ed Mc Bain, Charles Williams (dont le Fantasia chez les ploucs m’a bien évidemment inspiré pour La Nuit des grands chiens malades), Chandler. Mais c’est tout.

Les plus noirs, comme Hadley Chase ou Dashiell Hammett, non ?

Non pas trop. Parmi les contemporains, il y en a un qui est très très fort, c’est Michael Connelly. C’est vraiment un très bon auteur. Remarquable... Je les ai tous lus. Mais c’est vrai que je ne lis pas beaucoup de polars. Alors, parmi les français, je serai bien en peine de vous dire… Je les parcours pour me tenir au courant. Je lis les pages spécialisées mais je n’ai pas tellement envie de perdre mon temps avec ces jeunes gens qui décrivent une société à travers leur prisme engagé qui ne me satisfait pas du tout. Je les laisse à leurs enfantillages.

 

Charles Williams - Donald Westlake - Ed Mc Bain

Charles Williams - Donald Westlake - Ed Mc Bain

 

Un peu avant, il y eut le néo-polar. Que pensez-vous de Manchette et de Fajardie qui sont vos contemporains ?

Je suis moi-même un auteur du néo-polar. Fajardie est arrivé plus tard. J’en pense du bien forcément car c’était, partant d’un constat que le roman policier était extrêmement ludique à la manière américaine, assez noir chez Manchette , assez souriant chez moi, adapter des situations américaines à une situation française de l’époque. Qui, en gros, était la France de Pompidou ou de Giscard…

Les années édredon…

(Rires) Oui donc voilà, ça nous sortait de ce cliché du milieu chevaleresque avec le code de l’honneur. Rien que des trucs bidons ! Tout ça était complètement magnifié. De même peut-on dire que les premiers bouquins de Jean Vautrin (notamment Billy ze kick) n’étaient pas déshonorants. Après, c’est vrai qu’il a beaucoup politisé son propos. A tel point qu’il a été invité à un de mes mariages où il y avait Le Pen, Jean Carmet, Audiard, Lautner, Boudard, Nucéra. Des années après, j’ai su qu’il se vantait d’avoir fait un scandale et qu’il avait quitté les festivités à cause de la présence de Le Pen. C’est absolument faux et personne ne s’en souvient sauf lui !

(Rires) Et Frédéric Fajardie, vous pouvez nous en dire un mot ?

Je suis assez copain avec Fajardie. Il prétend que je suis son bon fasciste. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il est mon bon gaucho. J’ai un bon Juif aussi, c’est Jean-Pierre Cohen ! J’aime bien Fajardie. En plus, il est fasciné par ce qu’on appelle l’extrême-droite. Il n’est pas pour rien le scénariste de Vent d’Est de Robert Enrico et il est fasciné aussi par les Roycos (NDA : il est bien le seul !). A mon avis, un de ces jours, il va faire un bouquin à la gloire des miliciens (NDA : il a déjà commis l’excellente Théorie du 1%). Je lui ai même trouvé un titre : Viens voir les miliciens !

 

Frédéric H. Fajardie - Jean-Patrick Manchette

Frédéric H. Fajardie - Jean-Patrick Manchette

 

Vous nous disiez ne pas trop aimer le roman noir américain. Pourtant, on retrouve dans presque tous vos romans « votre » femme fatale qui en est un peu l’antithèse : la fille sympa, consolatrice et étrangère à l’intrigue qui va mettre du baume au cœur du héros…

C’est le repos du guerrier ! (rires) On reproduit quand même ce que l’on connaît. Il n’a échappé à personne que le couple de héros récurrents depuis une dizaine de bouquins, qui est composé d’un journaliste et d’un avocat, c’est peu moi et un gros journaliste de la presse nationale.

On ne citera pas de nom !

Même pas ses initiales !!!

Ça commence par S non ?

C’est comme Salle De Bains (rires) !

Et vous mettez en boite pas mal de vos amis comme ça ?

Ah oui, ça m’arrive assez souvent. Dans mon roman historique « Le Grand Sud », il y a un lieutenant qui s’appelle Potier (qui est le véritable nom d’Alain Sanders), il y a un gendarme qui s’appelle Durand comme mon regretté ami Pierre Durand. Il y en a un qui s’appelle Buisson comme un ex-directeur de Minute (NDA : aujourd’hui rangé des voitures à LCI notamment) : je l’appelle Buisson-la-teigne.

Bref un fidèle reflet de la vie ! Le courage de votre engagement politique n’a pas dû être un plus pour votre carrière littéraire ?

Non ça j’aurais remarqué… (rires)

Pouvez-vous nous dire justement ce qui vous a poussé à vous engager ?

Je viens d’une famille de gauche, très très modeste. Mon père était ouvrier municipal, aux cuisines de Tours. Toute ma famille était de gauche. Mon grand-père dont je parle dans « Pour venger Pépère » était communiste mais aussi tailleur de pierre. Il était communiste par sentimentalité. Mais j’ai eu une réaction assez tôt. C’est pour ça que je suis parti en école militaire, en entrant en sixième aux enfants de troupe à l’école militaire d’Autun. Comme ça n’a pas bien marché, ils m’ont viré. J’ai été muté à Aix-en-Provence et, là, j’ai été viré directement. C’est vrai que c’était l’époque de l’Algérie et que ce que devenait l’armée ne me plaisait pas beaucoup. Mais, à partir de ce moment-là, on peut dire que j’étais engagé à droite. Après quoi c’est la littérature… C’est Céline qui m’a emmené vers Rebatet qui m’a conduit vers Maurras… En plus, à cette époque-là, j’étais bouquiniste et je lisais toute la journée. J’ai trouvé tellement plus d’élégance, plus de rires et plus de gaieté à droite qu’à gauche.

 

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Louis-Ferdinand Céline - Charles Maurras - Jacques Bainville

 

En littérature justement, quels auteurs appréciez-vous ?

Surtout des romans et, depuis une dizaine d’années, beaucoup de récits de voyage, de récits historiques, maritimes… J’aime beaucoup les flibustiers, les découvertes… Cela dit, j’ai un grand amour pour le plus grand écrivain du siècle dernier qui est Nabokov. Je suis un nabokovien. C’est pour moi le plus riche, le plus touffu, avec cette manière complètement désinvolte, aristocratique, de se payer le luxe de commencer un livre (je pense à Ada) avec cinquante pages emmerdantes uniquement pour se débarrasser des cons ! (rires) A la fin, il nous susurre, ça y est, on est entre nous, allons-y. J’aime aussi beaucoup Marcel Aymé, Sacha Guitry, Céline un temps avant d’en voir les limites mécaniques. Jacques Laurent disait : « Céline écrit magnifiquement bien mais il n’a rien à dire. » C’est devenu un peu mon opinion…

Vous ne trouvez pas qu’il a eu une vie incroyable et qui a fourni la matière de ses neuf romans où il ne fait que se raconter…

Oui mais c’est trè étiré. Il admirait Commynes, Alban des Réaux, tous les chroniqueurs mais qui étaient beaucoup moins échevelés que lui. Il est très partie prenante, très transformiste de la réalité d’ailleurs.

 

Vladimir Nabokov

Vladimir Nabokov

 

C’était aussi un passionné de style…

Bien sûr. Sinon j’aime aussi les anglo-saxons comme Evelyn Waugh, Chesterton, et parmi les contemporains David Lodge, Kipling et Stevenson dont je suis un fanatique.

Dans la littérature française contemporaine, il y a quelqu’un qui retient votre attention ?

Non, je n’en lis pas beaucoup. A ma courte honte, je n’ai lu ni Dantec ni Houellebecq. J’ai encore beaucoup de choses à lire et ça ne me parait pas urgent de m’intéresser à leur imaginaire si particulier.

Et les grands ancêtres, sans remonter à Rabelais ou Villon ! Dumas, vous aimez ?

Ah oui ! Evidemment « Le Grand Sud » est bâti sur le schéma « des Trois mousquetaires ». Puisque ce sont quatre bagnards. Il y en a un qui est Athos d’évidence, l’autre d’Artagnan… Il y a même Milady. Ils ont leurs valets. C’est complètement plaqué sur l’histoire mais aussi sur l’étude des caractères des mousquetaires. Il y a aussi mon compatriote Balzac…

 

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Rudyard Kipling - Robert Louis Stevenson

 

Pour revenir à votre aventure politique, votre première expérience a été celle de Minute…

Oui. J’appartenais à Tours à un petit groupe qui était un peu intemporel. Il y avait ce qu’on n’appelait pas encore des souverainistes, des Roycos, de francs nazebroques aussi… J’ai fait un journal en 1968 qui s’appelait Révolution 1970. J’avais dix-huit ans. Ça a été un engagement précoce. J’ai un peu de route avec des journaux locaux, de poésie ?... Et c’est après avoir commencé la Série Noire que je suis rentré à Minute en 1973. Par Christian de La Mazière qui était un ami…

… casqué !

Un ami casqué auquel j’ai dit : « Je lis Minute. J’adorerais faire du journalisme. » Qu’à cela ne tienne, il m’a pris un rendez-vous avec Jean Bourdier. J’avais écrit trois-quatre bouquins. J’étais déjà très connu. Ça a marché très vite. Ces trois lettres intriguaient beaucoup. On a même suggéré dans le Nouvel Observateur que c’était Queneau : j’étais fier ce jour-là ! Avec Bourdier, le courant est passé tout de suite. J’ai très vite fait des reportages, des chroniques… J’étais grand reporter : j’ai couvert le Liban, la Révolution des Œillets au Portugal, le Golpe de Terrero (je suis le seul journaliste à l’avoir vu aux arrêts). C’est comme ça que je me suis retrouvé en Nouvelle-Calédonie où j’étais en reportage. J’en avais un peu marre. J’avais été très ébranlé par Beyrouth où j’étais resté assiégé par les Syriens pendant pas mal de temps dans le quartier chrétien complètement déserté. Malheureusement, je me suis installé en Calédonie et le bordel a commencé. J’étais parti pour écrire « Le Grand Sud » pour lequel j’avais reçu de confortables avances et que j’ai fini avec un confortable retard !!!

En fait, vous ne suivez pas les évènements, ce sont les évènements qui vous suivent !

Ah, méfiez-vous ! Je suis un porte-poisse terrible ! La dernière fois que je suis allé en Nouvelle-Calédonie, il y a eu des incendies. Je me suis envolé pour l’Australie où il y a eu les plus grands incendies locaux. Je suis reparti pour San Francisco où il y avait le tremblement de terre. Quand je suis arrivé à Paris, de Beketch m’a dit : « Retourne d’où tu viens, on ne veut plus te voir ! »

Pour revenir à Minute, vous y êtes resté longtemps ?

J’y suis resté de 1973 à 1982. Et je suis resté correspondant pour les évènements de Nouvelle-Calédonie. Je suis revenu en 1990-91 où j’ai repris avec Serge Martinez.

Comment expliquez-vous l’énorme tirage des journaux de l’époque (Minute tirait jusqu’à 300 000 exemplaires nous souffle A.D.G.) et le faible tirage des nôtres aujourd’hui malgré le talent de certains comme Rivarol où vous écrivez avec brio chaque semaine…

Non, je n’écris pas avec Brigneau, j’écris avec Camille Galic ! (rires) Pour revenir à votre question, l’époque n’est plus la même. On a constaté que la montée en puissance du Front National n’a absolument pas profité aux journaux. Je pense que les gens ont trouvé leur exutoire dans l’action politique, dans le vote qui devenait gratifiant et ils n’avaient plus besoin d’une presse de révélation parce qu’ils s’estimaient déjà parfaitement briefés pour l’action politique. Il y a également des raisons conjoncturelles pour Minute, qui est tombé de Charybde en Sylla, avec des conneries de direction et de mauvais choix éditoriaux voire politiques. Mais Minute n’était pas politique malgré un gros noyau Front National.

A vous écouter, on a l’impression que la politique, c’est aussi chez vous une histoire d’amitié…

Ah oui, c’est beaucoup l’amitié. C’est vrai qu’on a des rites communs, souvent un passé commun. Et le fait d’être un peu des maudits, ça soude une communauté. On n’est pas très aidés donc, entre nous, en compensation, il y a de la chaleur.

 

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Arthur Upfield

 

Quels sont aujourd’hui vos projets littéraires et autres ?

Je suis secrétaire général de la rédaction de Rivarol depuis 1998 (j’y écris depuis 1995). Je suis chroniqueur et j’écris aussi des échos et des critiques de livres. Sinon Gallimard a réédité quatre de mes anciens livres parce que je risquais de récupérer les droits (avec des droits cinématographiques).

Ah, ça n’était pas par philanthropie ?

Ben non, je ne crois pas. Je suis très fidèle à Gallimard malgré le peu de considération qu’ils ont montré envers moi à l’occasion du cinquantenaire de la Série Noire. Certains auteurs et journalistes leur ont d’ailleurs fait remarquer à quel point ils avaient été à mon égard quelque peu répugnant. Donc ils ont eu honte et ils savent, en plus, que je suis un très mauvais chien et que je ne suis pas avare de distribuer des gifles. Je rappelle, pour nos jeunes lecteurs, que je suis le premier mec qui a distribué des paires de baffes à la télévision, dans l’émission de Polac Droit de réponse. L’heureux élu était Siné. Et le professeur Choron (présent lui aussi puisque c’était un débat sur la mort d’Hara-Kiri) avait approuvé que je lui colle six tartes dans la gueule et regretté même que je ne l’ai pas achevé. Faut dire que les pompiers m’en ont empêché ! (rires)

Va-t-il y avoir enfin un prochain livre ?

J’ai un bouquin que j’ai commencé à écrire il y a trois ans. Une longue maladie dont je suis sorti m’en a détourné. C’est un assez gros polar qui a déjà trois cents pages d’écrites (NDA : ce sera Kangourouroad movie). Il est donc pratiquement fini. Il manque deux ou trois chapitres et l’histoire se passe en Australie, dans le milieu de la brousse profonde, dans le Queensland très far West bien qu’il soit à l’Est.

Un polar ethno à la Hillerman ?

Oui mais le créateur du genre c’est Arthur Upfield. Il a mis en scène un traqueur, un pisteur métis aborigène du nom de Napoléon Bonaparte. Il y a une vingtaine de bouquins parus en 10/18. C’est remarquable ! C’est écrit avant-guerre et il est mort dans les années cinquante.

Pour finir, si vous ne deviez gardez qu’un seul livre, qu’un seul disque et qu’un seul film ?

Je voudrais un gros livre…

La Bible ?

Non, pas vraiment. Ces histoires juives… (Rires) Non, je dirais Ada de Nabokov. Un disque de country de Johnny Cash. Et le film… Les Tontons flingueurs.

 

Bernard Blier

Bernard Blier


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