15 août 2015 6 15 /08 /août /2015 00:56

 

Irak – Les vérités qui dérangent

Entretien

(Silvia Cattori avec Jean-Marie Benjamin)

 

 

A partir de plusieurs entretiens exclusifs avec Tarek Aziz, ce livre nous plonge dans les arcanes et les drames engendrés par l'intervention militaire des Etats-Unis et de leurs alliés européens en mars 2003. Témoin et acteur hors normes, Jean-Marie Benjamin nous donne des clés de compréhension à travers des faits qu'il a lui-même vécus : « Ils ne savent plus comment arrêter le monstre qu'ils ont créé de leurs propres mains ! » Janvier 2003, J-M Benjamin rencontre Tarek Aziz à Bagdad et lui porte une invitation à une audience avec le pape Jean-Paul II. Février 2003, la DGSE l'envoie à Bagdad pour quérir les derniers éclaircissements avant le discours de Dominique de Villepin à l'ONU. Des témoignages exclusifs sur les Kurdes, le PKK, la Syrie. La situation des chrétiens aujourd'hui en Irak et Syrie. Les raisons de partir au djihad. Le financement de l'Etat islamique. Le jeu dangereux de l'Arabie Saoudite.

 

 

Jean-Marie Benjamin, avant de parler de votre dernier ouvrage « Irak, l’effet boomerang – Entretiens avec Tarek Aziz », pouvez-vous dire quelque mots de la très singulière trajectoire qui vous a conduit à vous établir en Italie (1)?

En 1968, à l’âge de 19 ans, j’ai lu un livre consacré à Padre Pio, un moine capucin qui avait les stigmates. Je n’étais pas très pratiquant. Cela m’avait intrigué. J’ai décidé d’aller le voir dans le sud de l’Italie où j’ai pu m’entretenir avec lui. Je suis resté 11 jours à San Giovanni Rotondo. Des milliers de gens venaient des quatre coins du monde voir ce capucin qui faisait tant de miracles. La rencontre avec ce personnage exceptionnel a eu un impact extraordinaire sur moi. Je me suis promis que je reviendrais en Italie. J’y suis revenu en 1974 et j’y suis toujours.

Je travaillais comme arrangeur pour des orchestrations de chansons et compositeur (musique classique, de films et de variété); j’ai également fait des séances d’enregistrement de disco music à Londres comme arrangeur, guitariste et clavier. Mon premier disque a été distribué chez Barclay en 1965. Entre 70 et 80 j’ai composé « Jérusalem », ma première symphonie, ainsi qu’un oratorio sur la création des anges, présenté à l’Opéra de Madrid en 1974. En 1984 j’ai donné un concert de mon « Ode to the child » en Eurovision à Rome avec l’orchestre et chœurs de la RAI. Le final a été adopté par l’UNICEF comme hymne officiel. Paul Mc Cartney a enregistré mon « Ode to the child » dans une version transcrite pour guitare et orchestre dans un disque intitulé « The family way ». Dans ma carrière artistique j’ai enregistré 28 disques de musique classique, pop music, chansons, musiques de films. Ensuite l’ONU m’a proposé un poste de « Special events officer » à l’UNICEF à Genève ou j’ai organisé pendant 6 ans de nombreuses transmissions internationales de télévision et événements spéciaux, en Europe, Japon, Canada, avec de nombreux artistes dont Peter Ustinov et Audrey Hepburn, des évènements télévisés, des spectacles destinés à collecter des fonds pour l’UNICEF. En 1988 j’ai quitté mes activités à l’ONU pour le sacerdoce et arrêté mes activités artistiques. J’y pensais depuis ma visite à Padre Pio, vingt ans auparavant. J’ai été ordonné prêtre à Rome en 1991 où je suis resté vingt ans avant de m’établir ici en Ombrie. D’abord à Assise, puis près de ce petit village de Bevagna, à 16 km d’Assise. Je n’ai pas de charge pastorale. Après mon ordination on m’a encouragé à poursuivre mes activités artistiques au service de l’Eglise.

Vous avez bien connu l’Irak durant les années où il était frappé par la guerre. Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à ce pays ?

En 1997 je me suis rendu en Irak pour réaliser un film sur la Mésopotamie, berceau de la civilisation. L’Irak était alors sous embargo. J’ai néanmoins obtenu l’autorisation du gouvernement de Saddam Hussein de pouvoir aller où je voulais. Avec une équipe de 7 personnes j’ai pu voyager durant cinq semaines, du nord au sud du pays, sur un territoire couvrant 7000 ans d’histoire : c’est-à-dire, de Mossoul, Ninive, jusqu’à Babylone, pour redescendre vers Ur et Chaldée, la ville natale d’Abraham. J’ai donc pu réaliser le film « La genèse du temps » qui a été diffusé par la RAI et d’autres télévisions. Ensuite, de 1998 à 2003, je suis allé en Irak tous les 3 ou 4 mois environ. Au cours de ces cinq années en Irak j’ai tourné plus de 200 heures de films.

Au départ, votre intérêt pour l’Irak était culturel. Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste de l’usage d’armes à l’uranium appauvri ?

Nous étions au sud de l’Irak, près de Bassorah quand notre guide nous a averti que nous nous trouvions dans une zone bombardée en 1991 durant la guerre du Golfe : « Ne vous n’approchez pas de ces barrières. Vous voyez ces débris de chars et de missiles ? Ne les touchez pas. Ils sont radioactifs ! Ils sont contaminés. Ils ont utilisé des armes renforcées avec de l’uranium 238. Quand elles explosent, elles libèrent des milliards de particules radioactives qui contaminent tout.»

Personne ne parlait alors de l’uranium appauvri et de ses conséquences pour la population et pour l’environnement. C’est ainsi que j’ai brutalement découvert qu’en Irak les forces de la coalition occidentale avaient fait usage de bombes à l’uranium appauvri, contaminé toute une région pour des millénaires. J’ai tout de suite pensé que je devais recueillir des éléments de preuve, porter à la connaissance du public des nouvelles d’une telle gravité dont personne ne parlait. C’est ainsi qu’en décembre 1998 je suis reparti à Bagdad avec mon cameraman pour enquêter là-dessus. J’ai rapporté quantité de documents qui attestaient que des armes à l’uranium appauvri avaient été utilisées, et j’ai témoigné. Les éditions Favre (2), m’ont demandé d’écrire un livre. J’ai accepté. Mais pour éviter que l’on me décrédibilise, en m’accusant de servir la propagande de Saddam Hussein, j’ai pensé que je devais apporter également des preuves émanant de sources occidentales. J’ai contacté des vétérans américains qui avaient combattu durant la guerre du Golfe ; parmi eux il y avait des malades qui disaient avoir été contaminés en Irak. J’ai obtenu des documents classés « secret défense » indiquant précisément le type d’armes à l’uranium appauvri et les quantités utilisées. J’ai pu établir que 400 à 450 tonnes d’uranium avaient été répandues en Irak en 1991.

Quand mon livre est sorti l’ambassade américaine a protesté auprès du Saint Siège. L’administration des Etats-Unis a demandé « Comment le Père Benjamin s’est-il procuré des documents du Pentagone classés secret défense ? ». La Secrétairerie d’Etat du Vatican a répondu « Écrivez-lui, il vous répondra ». Ils ne m’ont jamais écrit.

 

 

C’est ainsi que vous avez été le premier lanceur d’alerte sur l’usage des armes à l’uranium appauvri ?

Tout ce que je pouvais entreprendre pour alerter l’opinion je l’ai tenté. J’avais le devoir moral de raconter ce que j’avais vu en Irak. Quand j’ai présenté mon livre « Irak: Apocalypse » lors d’une conférence de presse à Paris,  plusieurs journalistes ont mis en doute mes affirmations. Un journaliste du Figaro s’est levé pour me dire: « Vous savez, mon père, si c’était vrai ça se saurait ». Deux ans plus tard,  quand le monde a su que l’OTAN avait fait usage d’armes à l’uranium appauvri en Yougoslavie, il a eu l’élégance de reconnaître son erreur : « Je n’y croyais pas mais maintenant on a des preuves que ce que disait Benjamin était malheureusement une réalité. Ces armes sont terribles, elles tuent plus de gens après la guerre que pendant ».

Sur ces armes j’ai réalisé en 2001 le film « Irak-Radioactivité ». Il a été projeté en 2009 au Sénat français et a été présenté dans plusieurs festivals de films.

C’est alors que vous vous êtes consacré à dénoncer les conséquences désastreuses des sanctions « pétrole contre nourriture » dont les médias ne parlaient pas ?

En France, il y avait un silence politique et médiatique complet. Alors que je dénonçais la réalité tragique de la population soumise à ce terrible embargo on me répondait : « Vous êtes pro-Saddam et anti-américain ». Bien évidemment, quand on dénonce des vérités qui ne plaisent pas, ceux qui n’ont pas d’arguments à vous opposer, vous accusent d’avoir un parti pris. Comme le disait Saint Thomas d’Aquin « Le dénigrement est la passion de l’insuffisance ».

Ces sanctions de l’ONU ont soumis l’Irak à un sévère embargo, en violation de la Charte des Nations Unis. Celle-ci stipule que rien ne peut justifier de laisser mourir de faim et de maladie une population à des fins politiques. C’est ainsi que l’ONU a sponsorisé un véritable génocide.

En 1999 l’UNICEF a publié un rapport affirmant que 5’000 à 6’000 enfants mouraient chaque mois de maladies et de malnutrition, à cause de l’embargo. A la question du journaliste qui l’interpellait, Madeleine Albright, alors Secrétaire d’Etat US,  a répondu: « Cinq à six mille enfants par mois, c’est terrible mais c’est le prix à payer » ! Evidemment, ce n’étaient pas des enfants américains. Les enfants irakiens ne comptaient pas. Les Etats-Unis parlent beaucoup des droits de l’homme, ceux de leurs citoyens, naturellement.

Les sanctions de l’ONU, entre 1991 et 2003, ont conduit à la mort de 1’600’000 d’Irakiens, dont 600’000 enfants ! N’est-ce pas un génocide ?  Au total, la guerre du Golfe de 1991 à 2002, suivie de 12 ans d’embargo, puis la nouvelle guerre de Bush (2003 à 2012) et les attentats qui ont suivi, ont causé la mort de plus de deux millions et demi d’Irakiens. C’était un véritable génocide ! Les responsables de ce crime n’ont jamais été inquiétés. Cent ans après, on condamne à juste titre le génocide d’un million d’Arméniens. Pourquoi aucune instance officielle n’a jamais condamné le génocide de 1,6 millions de morts Irakiens ? Pourquoi n’y a-t-il jamais eu d’enquête de l’ONU sur les crimes commis durant ces deux guerres contre l’Irak ? Parce que l’embargo qui a causé ce génocide a été mis en application par l’ONU. Pourquoi tel pays qui ne respecte pas une résolution est-il bombardé, tandis que tel autre, Israël, qui n’a respecté aucune des quelques 40 résolutions depuis 1947, peut continuer à violer tous les droits, en toute impunité ? A-t-on jamais décrété un embargo contre le non-respect de ces résolutions par Israël ? L’ONU, comme on l’a vu, ne sert pas la justice, c’est une machine au service d’une superpuissance. L’ONU a servi à sanctionner et attaquer des pays qui étaient dans la ligne de mire d’Israël et de ses alliés.

 

Le père Benjamin en Irak

 

On découvre dans « Effet boumerang » que le discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité peu avant le déclenchement de la guerre, s’est en partie fondé sur des informations que vous aviez confirmées. S’agissait-il d’informations qui exposaient les mensonges de la propagande de ceux qui voulaient entrer en guerre ?

En effet, j’ai été approché par les services secrets français. Ils m’ont demandé de me rendre à Bagdad où je devais rencontrer le premier ministre Tarek Aziz. J’étais chargé de lui poser cinq questions.  C’était avant que le président Chirac et Dominique Villepin ne prennent la décision d’opposer leur veto à l’intervention militaire en Irak. Ce que j’ai rapporté comme réponses a pu compter dans leur détermination. Je raconte cela en détail dans mon livre. Cela dit, les services de renseignements français étaient fort bien renseignés. Ils étaient conscients que l’intervention des Etats-Unis provoquerait mort et chaos non seulement en Irak mais dans l’ensemble du Moyen-Orient. C’est ce qui est malheureusement arrivé.

Les Etats Unis ont démembré l’Irak, saigné sa population, pour la deuxième fois. Résultat : avant ils ont inventé l’ « ennemi » Saddam Hussein ; maintenant nous avons l’ennemi Etat islamique. Un très grand progrès de démocratisation !

Le président Saddam Hussein a été pendu. Il n’a pas eu droit à une mort digne. Le premier ministre Tarek Aziz non plus. La description de vos rencontres avec M. Aziz est très émouvante. On comprend qu’il était lucide, qu’il savait que les Etats-Unis iraient au jusqu’au bout…

Je l’ai rencontré plusieurs fois. Surtout peu avant l’intervention de mars 2003. Il m’avait confié que Saddam Hussein avait donné l’ordre de distribuer des armes à toute la population et que le pays disposait déjà de 5 millions de volontaires, chiites, sunnites et chrétiens, pour l’organisation de la résistance. Tarek Aziz était persuadé que les Etats-Unis allaient cette fois envahir et occuper l’Irak. Tandis que Saddam Hussein, conseillé par ses deux fils, pensait qu’ils n’oseraient pas. Ce sont ses fils qui, en 1991, lui avaient conseillé d’entrer au Koweït. Celui-ci pompait le pétrole qui se trouvait dans le sous-sol irakien. Tarek Aziz m’avait dit qu’il avait conseillé à Saddam à Hussein de ne pas entrer au Koweït ; de se limiter à positionner les forces armées sur la frontière et de convoquer le Conseil de sécurité. Saddam Hussein a malheureusement écouté ses fils.

Le 15 janvier 2002, persuadé que les Etats-Unis attaqueraient, j’envoyai une lettre par fax à la Secrétairerie d’Etat du Vatican, au cardinal Jean-Louis Tauran, lequel à l’époque était le ministre des affaires étrangères du Saint Siège, pour lui dire : «Nous sommes à l’aube d’une nouvelle guerre qui sera terrible pour le peuple irakien, mais aussi pour toute la région. Si Tarek Aziz, le vice premier ministre irakien est invité à Rome en visite privée, pourriez-vous solliciter l’éventuelle disponibilité du Saint-Père Jean-Paul II à le recevoir en audience ? » Deux jours après, le Secrétaire d’Etat m’a répondu : « Vous pouvez organiser cette visite ».

Le Vatican voulait faire quelque chose. Mais s’il invitait directement Tarek Aziz il s’exposait aux protestations des Etats-Unis, et pas seulement. Je me suis à nouveau rendu en Irak pour informer Tarek Aziz que le pape Jean-Paul II était disposé à le rencontrer au Vatican. Tarek Aziz a accepté. Il est venu à Rome. Il s’est également rendu à Assise où il a donné une conférence de presse. Je lui ai transmis le message des services secrets français l’informant que la France lui offrait l’asile politique s’il ne voulait plus retourner à Bagdad ; c’était le 14 février 2003. Tarek Aziz m’a répondu : « Remerciez le Président et le gouvernement français ; mais je ne peux pas laisser mon peuple sous les bombes et moi rester à l’étranger. » Il est retourné à Bagdad.

La visite de Tarek Aziz n’a pas plu à nombre de gens à Rome. Il y a eu des pressions et des menaces. J’ai fait tout ce que j’ai pu. Mais sa venue à Rome, ses poignantes déclarations, n’ont servi à rien. Les Etats-Unis ont même accéléré leur intervention. Le 19 mars les Etats-Unis ont attaqué l’Irak. Recherché par les forces US qui lui promettaient la libération après quelques mois, Tarek Aziz s’est livré. La détention de Tarek Aziz était une détention arbitraire en violation des Conventions de Genève (la Commission des Droits de l’homme à Genève a  publié un document sur la détention de Tarek Aziz).

Les Etats-Unis sont intervenus en Irak unilatéralement sans l’aval du Conseil de sécurité. C’est la loi du plus fort. C’était une guerre illégale.  L’Irak ne menaçait personne et n’avait pas d’armes de destruction massive. Tous les gouvernements le savaient mais ils se sont tus. Il y avait une propagande devant faire croire que Saddam Hussein était unanimement haï par son peuple. Ce qui était faux. Il était largement soutenu par son peuple. Il avait fait armer la population pour qu’elle puisse résister contre l’agresseur. La preuve qu’il n’avait pas à craindre qu’elle se retournerait contre lui. La destruction de la statue de Saddam Hussein a été présentée comme la preuve que le peuple se ralliait aux soi-disant libérateurs, qu’il haïssait Hussein. C’était une manipulation. Il n’y avait pas d’Irakiens qui applaudissaient l’arrivée de l’occupant. Il n’y avait qu’une centaine d’hommes, des Koweitiens pour la plupart, que l’armée US avait amenés en autobus.

 

J. Chirac & D. Villepin - - T. Aziz & S. Hussein

 

Au sujet des pressions et menaces lors de la venue de Tarek Aziz à Rome, pouvez-vous nous en dire davantage ?

Oui, dans l’Eglise, et même au sein de la Communauté de Sant’ Egidio, réputée pour organiser des actions pour la paix, je n’ai pas trouvé l’écoute que l’on pouvait attendre. Chaque fois que je les ai sollicités afin qu’ils soutiennent mes actions, ils m’ont ignoré. Par la suite j’ai découvert que, quand des personnalités haut placées comme Madeleine Albright ou James Baker arrivaient à Rome, la première chose qu’ils faisaient était d’aller à la Communauté de Sant’ Egidio, avant même de rencontrer le Président de la République ou le Président du Conseil. Tout cela m’a permis de comprendre pourquoi, deux fois par an, deux émissaires de la Communauté de Sant’ Egidio étaient reçus au Département d’Etat. Cette Communauté est en grande partie sponsorisée par les Etats-Unis. Elle obéit donc à ses sponsors. Voilà pourquoi elle n’a pris aucune position contre cette guerre qui frappait si cruellement et injustement le peuple irakien.

Cette guerre que vous aviez voulu empêcher de toutes vos forces a eu lieu. Seule la France a dit son refus. Est-ce à dire que les Etats qui ont laissé faire ne savaient pas que cette guerre se fondait sur des mensonges ?

Tous les pays impliqués avaient des services de renseignement. Toutes les chancelleries savaient qu’après 12 ans de bombardements intensifs et d’embargo l’Irak ne possédait plus rien ; que son peuple était à l’agonie et n’était pas en mesure de menacer qui que ce soit. Ils savaient qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massives en Irak. Les inspecteurs de l’ONU avaient sillonné le pays durant 12 ans. Leurs nombreux rapports avaient établi que l’Irak n’avait plus ni armes chimiques ni armes conventionnelles, qu’elles avaient été toutes détruites avant 1993. Le chef des inspecteurs de l’ONU pour le désarmement de l’Irak, Scott Ritter, a  publié en 2005 un livre au sujet du désarmement de l’Irak où il raconte que le gouvernement de George W. Bush savait pertinemment que l’Irak n’avait même plus un seul avion ou hélicoptère en état de décoller ni aucune arme. Malgré cela les Etats-Unis persistaient à dire que les armes de destruction massives de Saddam Hussein menaçaient le monde entier. Et Tony Blair, lui, allait répétant que l’Irak pouvait « frapper Londres avec une bombe atomique en 45 minutes ». Bush et son administration ont raconté des quantités de mensonges destinés à tromper l’opinion publique et manipuler les consciences. Tout cela est effrayant. Aujourd’hui, George W. Bush qui a causé la mort de millions d’innocents coule des jours tranquilles dans son ranch du Texas.

 

T. Blair & G.W. Bush - J. Baker & M. Albright

 

Selon vous, s’agissait-il d’une guerre qui devait affaiblir l’Irak dans l’intérêt d’Israël et non comme cela a été souvent dit, d’une guerre pour le pétrole ?

Il faut rappeler ce qu’était l’Irak avant 1991. C’était un pays florissant, doté d’un réseau d’autoroutes à quatre voies qui traversait tout le territoire. Quelque chose d’unique dans la région. Un pays qui fournissait l’électricité gratuitement aux villages pauvres du sud ; qui offrait des bourses à tous les étudiants irakiens ainsi qu’aux étudiants qui venaient de Jordanie, de Palestine, de Syrie, de partout. L’Université de Bagdad était une des plus grandes universités du Moyen Orient. La sécurité sociale et les soins étaient gratuits pour tous. L’Irak était un des pays arabes les plus ouverts et avancés. Le seul pays arabe où les femmes avaient des responsabilités aux plus hautes charges de l’Etat. Elles étaient libres de porter ou pas le voile. Maintenant, elles sont obligées d’être complètement couvertes. Mais un pays aussi riche et développé, qui avait une armée forte et des alliés et soutenait la lutte du peuple palestinien, devenait trop préoccupant pour Israël. Une fois la guerre contre l’Iran terminée, l’Irak devenait trop puissant pour Israël.

Vous portez un regard très amer sur les médias. Sur leur  manque d’éthique. Pensez-vous qu’ils ont une responsabilité directe dans ce vaste désastre ?

Oui. La presse occidentale a totalement failli. Avant 2003 les journalistes n’allaient pas en Irak, prétendant que l’on ne pouvait pas avoir de visas. Ce qui n’était pas vrai. J’avais interrogé le Ministre de l’information à Bagdad. Il m’avait dit avoir accordé de nombreux visas à des journalistes occidentaux. Qu’il avait constaté par la  suite qu’ils venaient en Irak à des fins de propagande ; qu’ils ne disaient de l’effet terrible que ces bombardements continus et les sanctions avaient sur la population. Comme ce journaliste du Corriere della Sera rencontré à Bagdad dont je tairai le nom qui m’avait demandé des conseils.

Avant de quitter l’Irak il est revenu me voir en me disant : dans ce gros paquet, dont j’ai donné copie à l’ambassadeur italien, j’ai noté ce que j’ai vu ; dans ce petit paquet j’ai gardé ce qui va être publié. Devant mon étonnement il m’a expliqué que s’il disait ce qu’il avait vu dans cette guerre, son journal ne le publierait pas, et qu’il s’en était donc tenu à ce qui cadrait avec la position de son journal. Une position bien évidemment favorable à l’agression US. Toutes les rédactions savaient ce qui se passait. Leurs reporters, qui recevaient trois fois leur salaire en zone de guerre, n’allaient pas compromettre leur carrière en s’opposant à la censure. En clair ils devaient faire croire que les Etats-Unis libéraient l’Irak.

J’avais moi-même découvert que les reporters à qui l’Irak avait accordé des visas ne faisaient aucune enquête, aucune mention des atrocités commises contre les civils. Qu’ils venaient en Irak pour répéter les uns après les autres que Saddam Hussein était un nouvel Hitler, un criminel de guerre qui gazait et massacrait les Kurdes.

L’Institut stratégique du Collège de guerre de la Pennsylvanie avait enquêté sur ce sujet et publié un rapport de 97 pages pour le compte du Congrès américain sur le gazage des Kurdes à Halabja en 1988 intitulé « Iraqi power and US security in the Middle East ». Ce rapport, j’en parle dans mon livre, critique durement la politique américaine et dit que, d’après les analyses de tissus humains faites dans ses laboratoires, plusieurs substances n’appartenaient pas aux armes chimiques irakiennes. Les Etats-Unis savaient parfaitement quelles armes chimiques l’Irak possédait puisque ce sont eux qui les avaient fournies pendant la guerre Irak-Iran. Une fois cette guerre finie ils ont cessé de fournir des armes à l’Irak.

Le cas de John, un honnête reporter de CNN  que vous évoquez dans votre livre, est révélateur. Il était affligé de découvrir que sa chaîne ne montrait pas aux téléspectateurs ce qu’il rapportait…

En 1998, CNN s’était installée au Racheed Hotel de Bagdad, comme toute la presse étrangère. C’est là que j’avais rencontré John, avec lequel j’avais sympathisé. John avait filmé les corps déchiquetés par les bombes, les blessés qui agonisaient dans les hôpitaux ; mais CNN avait montré des images qui ne laissaient pas voir – ou très peu – les carnages de civils par les bombardements massifs de l’armée US. John avait, tout comme moi, filmé les cibles civiles dans les zones bombardées, dans quelles conditions le personnel accueillait les nombreux blessés et les médecins opéraient sans anesthésie dans les couloirs des hôpitaux privés d’eau et d’électricité. Il me disait : « Tu comprends, nous envoyons un reportage et là-bas, à New-York, ils changent ou modifient les trois quart du reportage, même nos commentaires. Mais qu’est-ce que tu veux ? Je suis marié et j’ai deux enfants, je suis bien payé et je tiens à garder mon job. »

C’est de cette façon totalement mensongère que l’opinion publique a été informée. Cela s’est passé de la même façon avec la guerre contre la Libye en 2011. Les médias n’ont pas montré l’ampleur du carnage. Les forces de l’OTAN ont bombardé pendant des mois et, à la fin, elles ont prétendu que leur intervention n’avait fait que 60 morts ! C’est écœurant.

Cela continue aujourd’hui en Syrie. J’ai suivi depuis l’Italie l’information sur France24. Il y a de bons journalistes mais ils sont alignés sur la position officielle de la France. Dès le début de la crise en Syrie leur couverture était totalement à sens unique. Assad était présenté comme un dictateur sanguinaire. Et quand il se défendait en affirmant qu’il combattait le terrorisme qui menaçait son pays, ils l’accusaient de faire de la propagande. Jusqu’à fin 2013 au moins ils n’ont invité que des opposants syriens ou des experts en faveur des groupes « rebelles ». Jamais ils n’ont donné la parole à des Syriens fidèles à Assad.

Aujourd’hui les choses sont devenues claires aux yeux du public. Et les rédactions ne peuvent plus occulter que les groupes terroristes sont à l’origine du bain de sang et de la ruine de la Syrie ; que ce n’est pas Assad l’ennemi des Syriens. Ils ont maintenant un point de vue plus nuancé sur Assad. Mais évidemment, tous ces gens qui depuis 2011 l’ont qualifié de « criminel de guerre » ne vont pas admettre qu’ils étaient dans l’erreur. Ils ne vont pas admettre qu’il eut fallu soutenir le combat des forces de l’armée syrienne contre les groupes terroristes. Ils ne vont pas s’excuser auprès du public qu’ils ont induit en erreur. Tout cela est grave.

 

Marionnettes de l’info

 

Le titre de votre livre « L’effet boomerang » signifie que la guerre contre l’Irak – et maintenant contre la Syrie – a créé le terrorisme que l’Occident ne sait plus comment gérer ?

Au cours des cinq années où je me suis rendu en Irak je pouvais parler avec tout le monde, me déplacer partout sans problèmes, sans escorte. Cela n’est plus possible depuis 2003. Les Etats-Unis ont brutalisé les Irakiens, détruit leur pays. Aujourd’hui les Occidentaux reçoivent en pleine figure le monstre que leurs interventions militaires ont créé. C’est « l’effet boomerang ». Ceux des prisonniers qui ont survécu aux tortures, quand ils ont été libérés d’Abou Ghraïb, ont rejoint l’organisation de l’Etat islamique ; tout comme des services du parti Baas, ainsi que les anciens officiers de la Garde républicaine de Saddam Hussein.

L’Irak est une société complexe avec des tribus et des clans. Ils ont un dicton qui dit : « Si un ennemi tue un membre ta famille, toi et ta famille ont le devoir de le venger pendant sept générations ».

Aujourd’hui l’Etat islamique effraye. Mais une organisation pareille ne pouvait pas se mettre en place sans que les pays de l’OTAN, qui ont des services de renseignements partout, n’en sachent rien. Ils étaient tous au courant. Ils savaient que l’Arabie saoudite, le Koweït, le Qatar, les Emirats – Etats avec lesquels les puissances occidentales ont des importants liens d’affaires – financent tous ces groupes terroristes en Syrie notamment. Après quoi on voit François Hollande et Fabius, qui se rendent en Arabie saoudite toucher des chèques et signer des contrats en contrepartie du soutien que la France a apporté à ces groupes terroristes sunnites qui font la guerre aux chiites, aux alaouites, et aux chrétiens.

Dans votre livre vous avez des mots durs également à l’égard de la politique étrangère de Hollande, en Syrie notamment. Vous ne croyez pas à sa « guerre contre le terrorisme » ?

Je connais bien la Syrie. En ma qualité de prêtre j’ai souvent été invité à y parler dans les mosquées, à l’heure de la prière.  Vous pouvez voir sur YouTube un extrait d’une de mes interventions dans une mosquée de Damas. Avant les troubles de 2011 il n’y avait aucun problème entre communautés religieuses. La déstabilisation de la Syrie est une opération qui se préparait depuis 2005. La politique d’Assad se distançait de la politique européenne. Elle se rapprochait de plus en plus de la Russie. Les trois vetos russes et chinois, et la ferme position de Poutine contre toute intervention militaire qui violerait la souveraineté de la Syrie, n’ont pas plu à l’Occident.

En 2013 Hollande n’a pas obtenu d’aller bombarder la Syrie comme cela avait été fait en Libye. Associée aux monarchies du Golfe la diplomatie française a soutenu la destruction de la Syrie, mis en action la même propagande qu’elle avait utilisée contre Kadhafi. Il s’est allié aux monarchies du Qatar et de l’Arabie saoudite dont la stratégie géopolitique consiste à briser l’axe de résistance chiite : Iran, Irak, Syrie, Hezbollah. Cette stratégie suppose de faire tomber Assad pour couper le Hezbollah de l’Iran et de ses fournitures d’armes. Cette guerre pilotée par l’étranger a plongé la Syrie dans le chaos. Plus de la moitié de la Syrie est déjà en main des  groupes terroristes.

La France a été à la pointe du combat contre Kadhafi. L’intervention des forces de l’OTAN a conduit à la destruction de l’Etat libyen et à la déstabilisation de toute une région. L’afflux des réfugiés qui effraye maintenant l’Europe est une conséquence directe de cette déstabilisation. C’est ici aussi l’ « effet boomerang » d’une politique ahurissante et extrêmement dangereuse.

Comme l’Arabie saoudite et Israël ne voulaient pas qu’il y ait un accord avec l’Iran, la France a tout tenté durant deux ans pour faire capoter les négociations de l’administration Obama. Elle n’a pas répondu à la proposition de Kerry qui voulait dialoguer avec Assad et travailler avec l’Iran pour combattre l’Etat islamique. Elle n’a pas répondu parce qu’elle est complètement alignée sur la position anti-chrétienne, anti-alaouite et anti-chiite de l’Arabie saoudite. Il y a une fracture sur un point fondamental entre la politique de la France et celle des Etats-Unis. La France est avant tout intéressée à signer des gros contrats avec l’Arabie saoudite ; tandis que les Etats-Unis veulent se distancer de la position anti-chiite de l’Arabie saoudite.

Maintenant que l’accord a été ratifié, Fabius – qui a tout tenté pour l’empêcher – est pressé de signer des contrats d’affaire avec l’Iran ! Il a été le premier à se précipiter à Téhéran. Sans complexe. Je connais bien les Iraniens. Ils ne vont pas oublier de sitôt ceux qui, hier, les ont humiliés. De plus l’Iran est l’allié du gouvernement de Bachar el-Assad ; la diplomatie française est dans une totale contradiction. Elle est l’ennemie de Bachar el-Assad qui est soutenu par l’Iran. Et maintenant elle veut signer des contrats, et avec l’Arabie saoudite, et avec son pire ennemi, l’Iran. Il se peut que la France ne récolte du gâteau iranien que quelques miettes. Dans un contexte explosif où les monarchies du Golfe financent des groupes terroristes sunnites pour combattre contre les chiites en Irak, en Syrie et au Liban, il y a deux blocs. On est soit du côté des sunnites, soit du côté des chiites, la France a joué la carte des sunnites.

Au point où en est la situation que devrait faire l’Occident ?

Je suis surtout certain de ce qu’il ne faut pas faire : se tromper d’allié. Affirmer que l’on fait la guerre contre le terrorisme, et même temps rester allié avec les Etats qui, comme l’Arabie saoudite, le financent, c’est une imposture qui ne fait qu’aggraver la situation. Ce genre d’alliance contre nature est donc la première chose à changer. Dans cette confrontation entre chiites et sunnites, les occidentaux n’auraient pas dû oublier que les milices chiites de Moqtada al-Sad notamment, et les milices sunnites de l’Etat islamique qui se combattent en ce moment, ont un objectif final commun : mener le Jihad contre l’Occident.

L’Etat islamique n’est pas Al-Qaïda. Son objectif est d’assoir sa position en Irak et en Syrie, d’arriver à Bagdad, de maitriser un territoire comme base de son extension – à la différence d’Al-Qaïda qui a une structure extraterritoriale. Il peut demain compter sur un réseau international énorme, activer ses cellules dormantes, s’attaquer à des infrastructures. Les pays occidentaux n’ont pas mis tout en œuvre pour l’arrêter.

 

Les tontons flingueurs

 

Tarek Aziz est mort en prison le 5 juin. Vous l’avez bien connu. Vous le teniez en haute estime. Etiez-vous en contact avec lui ?

Son fils Ziad Aziz, m’avait souvent fait part de ses craintes quant aux conditions de détention de son père à Bagdad. Il avait perdu 35 kilos, il ne pouvait plus parler, il avait eu deux attaques cardiaques. Récemment il m’avait dit que Tarek Aziz avait été transféré à al-Nassiriya, où il faisait plus de 40 degrés à l’ombre. Enfermer cet homme âgé de 79 ans, gravement malade, souffrant, dans une cellule surchauffée, c’était le tuer. A sa mort j’ai été très amer en lisant les comptes rendu de la presse. Tarek Aziz était un serviteur de l’Etat dévoué et intègre. Le seul premier ministre chrétien d’un pays arabe. Maintenant il n’y a plus un seul chrétien au sein du gouvernement de Bagdad et il ne reste quasiment plus de chrétiens en Irak.

Où est-il enterré ?

Il a été enterré à Amman, le 12 juin. Sa femme, Violette, qui est française, vivait avec son deuxième fils au Yémen. Tandis que Ziad Aziz, le premier fils, vit à Amman avec sa femme et ses enfants.

 

Tarek Aziz et le père Jean-Marie Benjamin à Badgad

 

Notes

[1] - Biographie de J.M. Benjamin -  Son site

[2] - Ses ouvrages : 1999 : « Irak, l’apocalypse », Éditions Favre, Lausanne. 2002 : « Obiettivo Iraq. Nel mirino di Washington », Editoni Riuniti, Roma. 2003 : « Irak. Ce que Bush ne dit pas », Éditions CLD, Paris. 2002 : avec Tiberio Graziani, « Iraq, Trincea d’Eurasia », Edizioni All’Insegna del Veltro, Parma. 2003 : « Irak, avant-poste de l’Eurasie », Avatar Éditions, coll. Les cahiers de la radicalité. 2003 : « Peace », Éditions Favre, Lausanne. 2005 : Auteur d’un chapitre dans « Neo-Conned! Again: Hypocrisy, lawlessness, and the rape of Iraq », IHS Press, Irlande. 2015 : « Irak, l’effet boomerang – Entretiens avec Tarek Aziz », Edition Balland.

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commentaires

F
Pas de doute, on nous enfume ...
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W
Pour l’instant ce n’est pas encore avec de l’uranium 238 qu’on nous enfume mais un jour qui sait ? ;O))
S
Wahou quel boulot!! bvo!!!!!! mais moi je prefere le willow qui raconte des betises! chacun son truc
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W
Ma réputation va en prendre un coup ;O))