13 mai 2016 5 13 /05 /mai /2016 15:20

 

Diviser pour régner

Ou

La brève histoire de l’art de gouverner

(Alex G.)

 

Comprendre les quatre colonnes de la domination

à l’aide des grands anciens.

 

Octave Mirbeau - Thomas Moore - Georges Bernanos

 

La politique comme mystification

Il y a tout juste cinq siècles, dans l’Angleterre d’Henri VIII, Thomas More avait livré une définition remarquable d’un gouvernement : « Rien qu’une certaine conspiration d’hommes riches, s’assurant leurs propres avantages sous le nom et le titre de République. »

En conséquence, « point de gouvernement, même populaire, la révolution est là » (Proudhon). Nombreux sont ceux qui veulent nous réformer les institutions, nous faire voter différemment, nous faire participer à la mascarade plus « démocratiquement ». Bernanos était convaincu que la « démocratie » était « le mot le plus prostitué de toutes les langues ». Les puristes nous parleront de son dévoiement, de l’idéal que ce système représentait dans la Grèce antique du citoyen impliqué. Soit.

Une chose est certaine, les urnes restent le totem des gouvernants. Il n’est qu’à voir l’énergie dépensée par le système (de Juppé à Edwy Plenel) pour défendre le droit de vote qu’il devrait (selon certains) farouchement craindre. Bien sûr, il est toujours possible d’aller voter. On gardera néanmoins en mémoire le rappel salutaire d’Octave Mirbeau dans La Grève des électeurs : « Plus bête que les bêtes, plus moutonniers que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit. »

 

La Grève des électeurs (Octave Mirbeau)

 

L’agitation politique stérile du jeu électoral est le degré supérieur de la passivité, ce qu’avait bien perçu Bernard Charbonneau, penseur injustement méconnu. Lors des élections, « si le peuple participe, c’est à la façon du marbre dans les mains du sculpteur ».

D’ailleurs, bleu, blanc ou rouge, comme le soulignait Bakounine, «  la force réside beaucoup moins dans les hommes, que dans les positions que fait aux hommes privilégiés l’organisation des choses, c’est-à-dire l’institution de l’État (comme pouvoir séparé) ». De quoi comprendre l’avertissement de Proudhon : « Mettez un saint Vincent de Paul au pouvoir, il y sera Guizot ou Talleyrand. » À méditer sereinement.

 

Bernard Charbonneau - Mikhaïl Bakounine - Pierre-Joseph Proudhon

 

La guerre comme vengeance

La première fonction de la guerre est d’absorber les stocks excédentaires de produits et d’hommes. Elle permet au capitalisme de détruire les surproductions de marchandises et d’infrastructures. Politiquement, la guerre sacralise les chefs d’État et constitue un extraordinaire vecteur d’obéissance.

L’intérêt de la guerre fut souligné dès l’Antiquité par Isocrate (IVe siècle avant J.-C.). L’une des raisons invoquées par cet orateur athénien (alors favorable au roi Macédonien montant, Philippe II) en faveur d’une colonisation de l’Asie, était que l’éloignement des classes dangereuses assurerait la tranquillité de la Grèce.

Richelieu, deux mille ans plus tard, exprima une idée similaire. Dans ses mémoires politiques (1642), le cardinal écrit à propos de la guerre, qu’il juge nécessaire : « Les États en ont besoin en certains temps, pour purger du royaume les mauvaises humeurs. »

À la faveur de l’endoctrinement consécutif aux attentats de 2015, de jeunes Français précarisés foncèrent, en nombre croissant, servir théoriquement dans les rangs de l’armée française pour défendre en fait pratiquement les intérêts de l’OTAN. L’intégration – et donc la neutralisation – des jeunes pauvres dans l’armée, voilà une évidente réussite pour un authentique homme d’État. Le maréchal de Villars, fidèle du « Roi Soleil », constatait déjà, au XVIIe siècle, l’attrait que ne manquait pas d’exercer l’armée en des temps d’indigence. Il y voyait une aubaine pour le pouvoir : « Le malheur des peuples fait le salut du royaume. »

 

Isocrate - Le Cardinal de Richelieu - Le maréchal de Villars

 

La guerre de 14-18 fut également l’occasion pour la classe capitaliste internationale de démolir le petit peuple, jadis encore fort agité sur le Vieux Continent. La duplicité patriotique épura la terre européenne de ses enfants les plus séditieux (paysans et ouvriers à l’avant-garde des massacres).

Déjà, médias aux ordres et exécutants politiques sonnaient le tocsin du massacre populaire. « Il n’a fallu qu’un soir de samedi qu’un matin de dimanche, et deux petits drapeaux sur une affiche blanche », résumait Edmond Rostand.

 

Gabriele Galantara, Le Capitalisme

Publié dans la revue L’Assiette au beurre le 22 juin 1907
 

Anatole France constatait, amer, cet invariant historique de la civilisation marchande : « On croit mourir pour sa patrie, on meurt pour les industriels. » Cette guerre horizontale fomentée par le Capital – et reproduite en 1939 – fit écrire à Prévert : « Les peuples sont liés par les liens sacrés du carnage. »

La guerre est, in fine, la restructuration du Capital et « le repos des gouvernements » (Bouthoul).

L’acculturation comme nécessité

Saper la lutte des classes, effacer des pans entiers de notre histoire, diviser le corps social : voilà des tâches à la mesure de tout État cohérent. Pour diviser un peuple et le conserver, docile, sous son empire, le pouvoir doit réécrire l’Histoire comme l’avait parfaitement noté Orwell : « Qui contrôle le présent contrôle le passé. Et qui contrôle le passé contrôle le futur. »

Dans cette optique, le pouvoir organise la rupture des petites gens avec la généalogie de leur insurrection et de leur insubordination. Seule demeure la généalogie de leur domestication et de leur servitude, célébrée à l’occasion des commémorations militaires et des hommages aux révolutions de palais (1789).

Concomitamment, la conversion culturelle de l’Europe à la domination impériale de l’imaginaire américain de la marchandise fut au cœur des priorités des modes de gouverner, dès 1945. Charbonneau soupçonnait le destin inéluctable des populations européennes : américanisation des pratiques sociales, des luttes populaires, du travail, de la culture, de la religion et des désirs. Il écrivait ainsi, visionnaire : « L’Amérique nous tend un miroir : profitons-en, c’est notre gueule à venir. »

 

George Orwell

 

Cette soumission culturelle n’est évidemment pas nouvelle. Dans l’Antiquité, les Bretons, d’abord rétifs à la romanisation coercitive, furent vite matés par les délices de l’assujettissement culturel des Romains (fêtes, thermes, spectacles, etc.). Tacite (Ier siècle après J.-C.) nous le rappelle brillamment : « Dans leur inexpérience, les Bretons appelaient civilisation (humanitas) ce qui contribuait à leur asservissement. »

Avec l’achèvement de la domination culturelle américaine, l’actualité triomphe de l’Histoire. Sur une société aliénée et divisée plane désormais l’odeur pestilentielle de l’immobilité sociale. « Nous nous sommes faits américains » (Debord).

 

Génocide culturel

 

Le Terrorisme comme diversion

Le terrorisme fut efficacement défini par le journaliste américain Webster Tarpley : « Le moyen par lequel l’oligarchie mène une guerre secrète contre les peuples, qu’il serait politiquement impossible de mener ouvertement. » S’inscrivant dans le temps long, nonobstant l’actuelle écume islamiste, le terrorisme étatique est fondamentalement une technique de gouvernement à l’heure du capitalisme en crise. Il permet d’organiser le repartage des marchés internationaux et d’obtenir la soumission mentale des peuples.

Tous les grands États capitalistes ont eu recours au terrorisme. Au XXe siècle, ces derniers utilisèrent le terrorisme sous faux drapeau pour provoquer des casus belli, comme l’illustrent les exemples suivants, non exhaustifs :

Profitant de la mystérieuse explosion du cuirassé Maine (260 morts, 1898) dans la rade de La Havane, les États-Unis déclarèrent la guerre à l’Espagne jugée coupable de l’attentat, et alors encore dominante dans la région. L’armée japonaise, avec l’accord impérial, fit exploser une voie de chemin de fer près de Mukden (1931), et accusa la Chine d’en être responsable. Cet événement accéléra l’intervention militaire en Mandchourie. L’État soviétique [1] n’hésita pas à bombarder un village russe pour provoquer la guerre d’Hiver et envahir la Finlande, qui fut accusée fallacieusement (incident de Mainila, 1939).

Le pouvoir sioniste usa également du terrorisme à de nombreuses reprises pour servir ses intérêts politiques (attentat de l’hôtel King David, en 1946), épurer sa propre population (les services secrets sionistes vont jusqu’à couler un bateau de migrant juifs, le Patria, 1942), ou exacerber l’antagonisme israélo-arabe (l’affaire Lavon, 1954).

En France, des attentats anarchistes sous contrôle de la fin du XIXe siècle jusqu’aux manipulations des Irlandais de Vincennes (1982) et du Rainbow Warrior (1985), l’État a perfectionné son art de la diversion.

L’apogée de ce mode de gouvernement se manifesta après-guerre. Les réseaux de l’OTAN (voir le célèbre Gladio italien), usant habilement des idiots utiles d’extrême droite et d’extrême gauche, multiplièrent les attentats sur le continent européen, avec trois objectifs : vassaliser les États à l’appareil politico-militaire américain, dévoyer la lutte des classes et terroriser les populations.

 

La gare de Bologne après l’attentat du 2 août 1980

 

Le terrorisme ne relève pas du « complot ». Le terrorisme est consubstantiel au pouvoir et constitue certainement la police sociale la plus efficace de l’histoire. Il n’est pas un dysfonctionnement politique, mais au contraire l’accomplissement terminal et logique de tout appareil étatique.

Le message adressé par l’oligarchie internationale, via ses employés de maison terroristes, est en effet limpide : « Travaille, consomme, ne réfléchis pas, paye tes impôts, regarde la télévision, n’aie pas l’indécence de réclamer la révolution sociale en ces temps troublés ! »

Les États, serviteurs du Capital, appliquèrent simplement, hier comme aujourd’hui, la maxime cruciale de Nicolas Machiavel, théoricien politique du XVIe siècle : « Gouverner, c’est faire croire. ».

Une raison supplémentaire d’être plus que jamais hérétique.

 

Notes

[1] Dans une analyse marxienne de l’histoire, l’URSS peut être considérée comme un État capitaliste (où régnait un capitalisme d’État, par opposition au capitalisme privé du bloc occidental). (NDLR)

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